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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/971

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en Angleterre ; il n’y a plus de Bretons ni de Provençaux en France. Et qu’on ne dise pas qu’en France c’est la révolution de 89 qui a fait cette grande union : 89 a proclamé la communauté de tous les Français, il ne l’a pas faite. Tous les siècles et tous les rois de notre histoire ont travaillé au merveilleux amalgame des races qui habitent entre le Rhin, la mer, les Pyrénées, les Alpes et le Jura. En Angleterre, le même amalgame s’est fait par des moyens différens, mais il s’est fait aussi heureusement, plus heureusement encore peut-être, parce qu’il s’est fait dans l’ordre politique, au lieu de se faire seulement, comme chez nous, dans l’ordre civil. Après un pareil travail, l’égalité devant la loi est chose facile à proclamer et à pratiquer ; mais en Turquie, quand ce travail s’est-il fait ? Voilà quatre cents ans passés que les Turcs sont en Europe en face de populations diverses de race, de langage et de religion. Qu’ont-ils fait pour s’assimiler ces races ? qu’ont-ils fait pour effacer les différences de race ou de langage ? Ont-ils proclamé et pratiqué l’égalité de tous les sujets turcs devant la loi, devant l’administration ? Ont-ils dit aux Grecs, aux Bulgares, aux Arméniens, aux Serbes, aux Albanais, aux Bosniaques : Vous n’avez pas la même religion, mais vous avez le même sultan que nous, et vous aurez les mêmes droits dans l’armée, dans la justice, dans l’administration ? Non. Ils ont fait de toutes les populations qui n’étaient point musulmanes des populations esclaves, taillables et corvéables à merci : ils ont donné l’égalité aux apostats, ils l’ont refusée à ceux qui ont gardé leur foi. Ils ont fait, étant un grand gouvernement, ce que font les partis qui ne reconnaissent de droits et de mérites qu’à leurs partisans ; mais les partis changent sans cesse et durent peu : leur mobilité corrige leur injustice. En Turquie, voilà quatre cents ans que dure cette injustice ; aussi a-t-elle été punie par où elle avait péché. Il est venu un jour, nous le voyons maintenant, où la Turquie a voulu être un empire fondé sur l’égalité des droits et des devoirs, un jour où elle n’a plus voulu ni pu être une race conquérante qui domine sur les autres races par la force des armes, un jour où le sultan a voulu être le souverain équitable de ses nombreux sujets et non plus le chef d’oppresseurs insolens. Ce jour-là, la Turquie a cherché cette unité à laquelle elle aspirait, mais elle ne l’a pas trouvée. Elle a bien pu la décréter, ses décrets n’ont pas pu faire en quelques années l’œuvre difficile et laborieuse que les peuples européens ont mis des siècles à faire. Au lieu de l’unité qui seule peut la sauver, elle n’a rencontré que la dislocation et le morcellement qu’elle avait faits. Chose merveilleuse et où il est permis de voir l’action de la Providence, l’oppression que les Turcs ont exercée sur les diverses populations de leur immense empire a conservé la nationalité de ces populations. Il y a des Grecs, des Bulgares, des Juifs, des Arméniens,