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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 15.djvu/634

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quelques renseignemens généraux, une conversation sincère, mais tout à fait amicale…

« — Quand cela serait, monsieur, répondit-elle, il me semble qu’un témoin n’est jamais de trop. D’ailleurs il n’en mourra pas.

« — Ayez pitié de moi, s’écria le bourgeois ; j’ai à travailler…

« Toutes ses supplications furent inutiles. Cependant la Kousmovna devait fort bien savoir que la présence de cet homme n’avait aucune signification, et que son cachet suffisait.

« — Que le diable emporte ces mécréans-là ! dit le bourgeois en la regardant d’un air indigné. Ils sont cause que toute l’année on nous dérange pour assister, soit à une perquisition, soit à un interrogatoire. Anathème sur eux tous ! ajouta-t-il entre ses dents en jetant sur la vieille femme un regard étincelant de colère.

« Ayant imposé silence au bourgeois, l’employé amena assez adroitement Marfa Kousmovna à lui raconter sa vie. Elle s’exprimait, suivant l’usage des sectaires, avec lenteur, en employant des termes vieillis ; tout en parlant, elle gesticulait d’une main, et de l’autre froissait son mouchoir de poche.

« — Je suis née à Moscou, dit-elle. Mes parens étaient de la vieille foi, mais je restai orpheline de bonne heure. Mes frères, ne sachant que faire de moi et aussi par avarice, m’envoyèrent dans une communauté de femmes qui existait alors dans les environs de cette ville. La supérieure se nommait la mère Alexandra ; c’était une femme sévère. Pour la moindre faute, elle nous mettait en cellule, les fers aux pieds et aux mains ; mais c’était une vraie supérieure : il fallait la voir, lorsque des marchands arrivaient. Les supérieures des autres communautés accouraient toutes avec les sœurs les plus âgées au-devant d’eux, comme si elles étaient affamées. La mère Alexandra se faisait au contraire attendre longtemps, et s’avançait lentement et avec tant de majesté, que les marchands restaient ébahis. Nous n’étions pas les seules qui la redoutions. Lorsque les nonnes des autres communautés l’apercevaient de loin sur l’escalier, elles se mettaient à la regarder le sourire sur les lèvres afin de lui plaire. Cependant nous l’aimions bien, car elle attirait à notre communauté argent et provisions de toute sorte.

« — Pourquoi les marchands avaient-ils tant d’affection pour cette mère ? lui demanda finement l’employé.

« — Je vais vous le dire, moi, s’écria le malheureux bourgeois, c’est que la mère Alexandra était toujours prête à cacher leurs méfaits. Arrivait-il à une de leurs filles de faire un faux pas, on la confiait à la mère. Un mari prenait-il sa femme en dégoût, c’est encore dans la communauté de la mère Alexandra qu’on l’enfermait. Ah ! vieille commère que tu es ! ajouta-t-il en se tournant vers la sectaire.

« — Est-il vrai, reprit l’employé d’un ton indifférent, que l’on amenât de force des filles dans votre communauté ?

« — Vous prenez donc au sérieux, répondit Marfa, les paroles de cet ivrogne ? Ne voyez-vous pas qu’il a bu un coup d’eau-de-vie ?

« — Moi ivre ! s’écria le bourgeois furieux ; tu as donc oublié la sœur Varka ? Cela s’est passé pourtant dans votre communauté pendant que tu étais supérieure ! Oui, raconte-nous cette histoire-là.