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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 15.djvu/698

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village de France, et passer ma vie avec mes amis d’Auteuil, et de La Grange[1] » Le souvenir de Mirabeau est toujours vivant au cœur de Mme de Nehra, mais on dirait que, sous l’influence des années, ce souvenir s’est un peu assombri. Les faits, racontés en détail dans la première notice, ne sont ici que résumés. Ce qui domine, c’est l’analyse des sentimens Nous ne citerons de ce second récit que les passages qui ajoutent quelque chose aux indications contenues dans le premier :


« J’ai été la personne du monde qui a vécu le plus longtemps dans l’intimité de M de Mirabeau, je suis aussi celle qui a eu le plus à se louer et à souffrir des deux caractères contradictoires qui se trouvaient en lui, et que l’on a souvent remarqués. On eût dit qu’Oromaze et Arimane s’étaient réunis pour former cet être extraordinaire, si différent des autres hommes, et qu’ils se fussent plu à le douer à l’envi d’une partie de leur essence Je dois rendre cette justice à la vérité : certainement ses bonnes qualités l’emportaient de beaucoup sur ses défauts. Son éducation pas été celle qu’il fallait à cette âme de feu, elle n’avait rien corrigé, rien réglé au contraire, trop de sévérité avait irrité un caractère déjà si irritable, et les dissensions de ses parens, dont il fut témoin dans sa première enfance, furent pour lui d’un exemple dangereux pour tout le reste de sa vie.

« J’ai connu M. de Mirabeau au commencement de 1784 ; tous les dangers de la persécution, tous les malheurs de l’indigence étaient sur lui ; il était brouillé avec toute sa famille, pas un être ne lui offrait le moindre secours, pas un ami la plus légère consolation Il s’attacha alors à moi avec toute l’ardeur qui le caractérisait, et quoique je sentisse bien qu’il n’était pas précisément l’homme qu’il fallait à mon cœur, ses malheurs m’intéressèrent, j’ai cru qu’il était fait pour une autre destinée, et qu’avec le pouvoir que j’avais sur son cœur je pourrais parvenir à calmer la violence de ses passions. J’aurais voulu rester simplement son amie ; longtemps on nous a cru unis que j’hésitais encore ; l’amitié et l’attendrissement de la compassion me déterminèrent. Ces sentimens me tinrent lieu d’amour ; souvent il m’en savait gré, mais malheureusement les affections douces ne le satisfaisaient pas toujours, et voilà pourquoi j’ai été si malheureuse deux fois, lorsqu’il s’est lié avec des femmes passionnées. Alors il établissait des comparaisons qui le rendaient furieux, et il n’a pas été difficile à une femme qui avait un grand intérêt à nous brouiller de troubler notre intérieur, d’exalter une tête déjà échauffée, et de me rendre la plus infortunée de toutes les créatures.

« Après avoir passé les cinq plus belles années de ma vie errante d’un pays à l’autre, sans jouir d’autre plaisir que celui d’élever le jeune Lucas, tâchant de réparer sans cesse les brèches qu’une dépense excédant toujours l’agent qu’il recevait laissait dans notre ménage, calmant par de bonnes paroles, et aussi par un peu d’argent que j’épargnais sur ma dépense personnelle, les

  1. Je vois dans cette lettre que Mme Nehra était en correspondance avec le général Lafayette.