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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 15.djvu/818

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cette nuit le cou à son compère, sous prétexte d’apoplexie foudroyante.

— Croyez-vous que le baron soit si mal ? dit Cristiano.

— Nous allons le savoir. Voici mon lieutenant Ervin Osburn, mon meilleur ami, qui certainement partage ma sympathie pour vous. Eh bien ! lieutenant, quelles nouvelles de l’homme de neige ? Est-ce que le dégel approche ?

— Non, ce n’est rien, répondit le lieutenant ; du moins il prétend que ce n’est rien. Il s’est retiré un instant dans ses appartemens, puis il a reparu si frais, que je le soupçonne d’avoir mis quelque fard sur ses joues blêmes. C’est égal, il a l’œil éteint et la parole embarrassée. Je me suis approché de lui par curiosité, ce qu’il a pris pour une marque d’intérêt, et il a daigné me dire qu’il souhaitait qu’on dansât et qu’on ne s’occupât point de lui davantage. Il est resté assis dans le grand salon, et ce qui me prouve qu’il est plus mal à l’aise qu’il n’en convient, c’est qu’il paraît avoir absolument oublié l’accès de rage qui l’a mis en si bel état, et que personne autour de lui n’ose lui en rappeler la cause.

— Alors le bal va reprendre son entrain, dit le major, et vous verrez qu’on s’amusera plus qu’auparavant. Il semble que l’on veuille s’étourdir ici sur quelque prochaine catastrophe, ou que les héritiers qui se trouvent là ne puissent contenir leur joie de voir que depuis quelque temps le baron paraît très malade… Mais dites-nous donc, Christian Goefle, quelle mine vous avez faite à notre aimable baron, ou quel charme vous avez jeté sur lui ? Seriez-vous esprit ou sorcier ? Êtes-vous l’homme du lac qui fascine les gens en les regardant de ses yeux de glace ? Qu’y a-t-il entre le baron et vous, et d’où vient qu’en tombant en pamoison il a dit son fameux mot, que j’ai entendu cette fois : Voilà, voilà !

— Expliquez-le-moi vous-même, répondit Cristiano. J’ai beau chercher, je ne peux me rappeler où j’ai déjà vu ce personnage, et si cela est, il faut que ce soit dans des circonstances insignifiantes, puisque mon souvenir est si confus. Voyons, a-t-il voyagé en France ou en Italie depuis ? …

— Oh ! il y a longtemps, bien longtemps qu’il n’a quitté les états du Nord !

— Alors je me trompais : j’ai vu le baron aujourd’hui pour la première fois. Et pourtant on eût dit qu’il me reconnaissait… Ne pensez-vous pas qu’en disant : Voilà, voilà, il a pu avoir le délire ?

— Cela est certain, dit le major. J’ai dans mon bostoelle[1] un jar-

  1. Le bostoelle des officiers de l’indelta est une maison et une terre dont ils ont la jouissance, et dont le revenu est proportionnel à leur grade. Ce revenu représente leur traitement. Le presbytère s’appelle aussi bostoelle, et le ministre en a la jouissance en