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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/144

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qu’il éprouve est un démenti qu’il s’inflige à lui-même. Ainsi on a pu le voir, dès ses débuts, animé d’un dédain pour la richesse qui sera la règle de sa vie, et pourtant, en contact avec les écrivains qui en ont le mieux vérifié les lois, il se trouble, il hésite, il ne veut pas que son indifférence puisse être prise pour un point de doctrine. « Le vil métal, dit-il, n’est plus aussi vil à mes yeux... C’est un sot préjugé qu’on puise dans les collèges que celui qui fait mépriser l’homme qui sait acquérir avec probité et user avec discernement... Dans aucun temps, les hommes n’ont eu de renoncement à eux-mêmes, et selon moi ce serait un grand malheur que cette vertu prît la place de l’intérêt personnel... Le renoncement à soi-même est presque la destruction de la société. » Maximes qu’un casuiste taxerait de relâchées, et dont la meilleure critique se trouve dans la conduite de celui qui les a émises! Personne moins que Bastiat n’eut souci des biens de ce monde et ne fit preuve de plus de renoncement; il était en cela de la famille des économistes, qui, aux prises avec les définitions de la richesse, ont presque tous négligé les moyens de l’acquérir.

Dès ce moment aussi, les sentimens politiques de Bastiat s’éveillent et se dessinent. Il appartient à cette génération qui sut lutter pour le triomphe de ses droits, et les mit par sa fermeté au-dessus des atteintes de la violence. L’enthousiasme était grand alors, et il était sincère; on avait dans les institutions du pays une foi exempte de calcul, et qui a survécu dans bien des âmes aux plus douloureux mécomptes. Bastiat était ce que l’on nommait un libéral, et jusqu’au bout il est resté un libéral : il est mort avec toutes les croyances, ou, si l’on veut, toutes les illusions de sa jeunesse. Au moment où éclatèrent les événemens de juillet 1830, il était à Mugron dans les Landes, près de son grand-père; déjà il a rompu avec le comptoir et la spéculation maritime, et c’est vers l’agriculture qu’il dirige son activité. Il a sous sa main un domaine de deux cent cinquante hectares, qui comprend douze métairies et comporte une grande variété de cultures; il n’entend pas rester dans l’ornière, et veut se signaler par des améliorations qui seront un profit pour lui et un exemple pour ses voisins. Il parle d’aller en Angleterre et d’y étudier les bonnes méthodes, d’acheter du bétail, des instrumens perfectionnés, d’introduire l’assolement dans une province qui y est réfractaire, de faire, au prix de quelques sacrifices, des expériences qui frappent les plus incrédules et entraînent les plus irrésolus. Dans cette carrière nouvelle, tout l’attache, tout lui sourit; il n’a qu’une crainte, c’est d’être au-dessous de la responsabilité qu’elle impose et de manquer des connaissances nécessaires pour y réussir. Non-seulement il consulte les ouvrages spéciaux, mais il songe à s’initier