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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/265

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variations de la brise pour m’élever au vent de l’île d’Antigue. De ce point, je prolongeai ma bordée vers le nord jusqu’au-delà du tropique, et je ne virai de bord que lorsque je me crus certain de pouvoir, en courant au sud, doubler l’île Fernando de Noronha. Cette île est située non loin de l’équateur, à une soixantaine de lieues des côtes du Brésil. Dès que je l’aurais dépassée, les vents devaient me porter en quelques jours sur le théâtre de ma première croisière. Des calmes fréquens retardèrent notre marche et nous laissèrent à la merci des courans. Nous comptions déjà quarante jours de mer. Mes observations me laissaient peu d’espoir de passer au vent de Fernando de Noronha, et je me serais estimé fort heureux si j’avais pu conserver l’assurance de doubler le cap San-Roque, qui forme vis-à-vis de Fernando de Noronha l’extrémité du continent. Pour mettre le comble à nos ennuis, depuis que nous avions perdu de vue les deux frégates qui nous avaient poursuivis sous l’île de la Désirade, nous n’avions pas aperçu une seule voile. La mer était déserte, et les émotions mêmes d’une croisière ordinaire nous étaient refusées. Pendant que nous déplorions la stérilité de ce long voyage, un grand trois-mâts se montra tout à coup à l’horizon. Il était sous le vent. Nous laissâmes arriver pour le joindre; mais la brise était très faible, et, sans le secours de nos avirons, nous ne l’eussions certainement pas atteint. La nuit survint avant que nous fussions par son travers. Pour essayer probablement de nous effrayer, ce navire mit en panne et fit paraître un feu à chaque sabord. Je voulus avant tout m’assurer que j’avais bien affaire à un bâtiment ennemi. Des fanaux placés dans le gréement d’une certaine façon constituent ce qu’on appelle en temps de guerre les signaux de reconnaissance; c’est le mot d’ordre auquel tout navire ami doit répondre. Le navire inconnu répondit à notre signal par toute sa volée. Nous étions prêts : le combat s’engagea et se prolongea pendant environ une heure et demie. L’obscurité rendait des deux côtés les coups fort incertains. Plusieurs boulets cependant vinrent frapper notre coque. Si ce bâtiment marchait moins bien que nous, il portait en revanche des canons bien autrement redoutables que les nôtres. Les projectiles qui nous avaient atteints étaient du calibre de neuf. Les combats de nuit demandent des hommes aguerris. Les matelots du Milan ne l’étaient pas encore. Étonné du ralentissement subit de notre feu, j’en voulus connaître la cause, et je m’aperçus que nombre de nos gens, profitant de l’obscurité pour abandonner leur poste, s’étaient sans vergogne cachés à l’abri de la chaloupe. J’étais bien sûr que la lumière du jour rendrait du cœur aux plus poltrons. Aussi me décidai-je à suspendre un engagement dans lequel nous risquions de consommer fort inutilement toutes nos