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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/332

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II.

Un matin, à l’approche des vendanges, Janouet revint au château ; au grand déplaisir de la vieille dame, il ne revint pas seul ; il était accompagné par une espèce de monsieur qui se présenta lui-même sans façon comme un invité de son fils. Quelque vilaine que fût Mme de La Roumega, elle n’osa pas mettre le nouveau venu à la porte ; mais elle lui prédit qu’il ferait maigre chère, prédiction qui n’étonna personne. L’ami de Janouet pouvait avoir quarante ans. Il était de moyenne taille, quoique bâti comme un Hercule ; ses épaules et ses mains étaient celles d’un géant ; sa figure n’annonçait rien de bon ; un grand nez béarnais et deux petits yeux, toujours en mouvement, donnaient à sa physionomie quelque chose de repoussant. Ses vêtemens n’étaient pas faits pour lui concilier la sympathie de la vieille dame. Un chapeau de castor, une chemise à jabot d’une couleur douteuse, un habit bleu, un gilet chamois, un pantalon gris et des bottes à revers composaient son équipement ; tout cela était en assez mauvais état. Il portait sur l’épaule un long bâton en cœur de chêne, vrai gourdin de voleur, au bout duquel pendait un mince paquet noué dans un superbe foulard des Indes. Une paire de fleurets et une boîte à violon complétaient son bagage. Il se nommait Saint-Jean. Janouet l’avait connu à Pau, où, comme je l’ai dit, il voyait assez mauvaise compagnie.

L’étranger fut, de la part de nos paysans, l’objet d’une foule de conjectures. Était-ce un monsieur ? était-ce un artisan ? était-ce un paysan ? On ne savait trop que décider. C’était un monsieur, car il savait lire, écrire et parler français ; c’était un artisan, car il maniait le marteau et la varlope aussi bien que le premier forgeron ou le premier charpentier du pays. Ce pouvait bien être un paysan, car personne mieux que lui ne s’entendait à panser les bœufs et à faire marcher Martin et Boué, Millet et Mascaret[1]. Il jouait du violon et chantait, non-seulement les rondes du pays, mais une foule de chansons inconnues, si douces et si agréables qu’elles affolaient toutes les filles. Il dansait aussi des danses dont le nom n’avait jamais pénétré dans nos déserts, la valse, la hongroise, la gavotte, et il les enseignait volontiers à qui voulait les apprendre, ce que lui pardonnait M. le curé, attendu que Saint-Jean chantait au lutrin de façon à faire descendre les anges du ciel. Les garçons du pays lui pardonnaient moins aisément ; ils l’appelaient le comédien du château, ce qui est une grande insulte dans un pays où, en fait de comédiens, nous ne connaissons que les saltimbanques.

Son caractère était excellent. Il paraissait habitué à considérer

  1. Nom des bœufs dans le midi.