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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/335

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voir la colère de la vieille dame. Lorsqu’elle allait dans ses métairies compter sa volaille et son bétail, elle trouvait chaque jour de nouveaux déficits motivés par des visites de Janouet et du comédien. Ils ne s’en tinrent pas Là, ils se dégoûtèrent de la cuisine rustique ; ils commencèrent à aller vivre dans les auberges, à Nogaro, à Mander, à Estang. Ils passaient la nuit à jouer, et rentraient au château quand les bouviers commençaient à joindre leurs bœufs. La vieille dame était fort irritée de cette conduite et faisait serment de ne jamais payer les aubergistes ; ceux-ci s’inquiétaient peu de la mauvaise humeur de la mère. Le fils approchait de sa majorité. À cette époque, il devait se trouver à la tête d’une fortune considérable, et, pour attirer dans leurs filets une semblable proie, ils ne craignaient pas de faire crédit au jeune héritier. D’ailleurs les charançons et les rats avaient trouvé dans Saint-Jean un rude concurrent, et, grâce à ses expédiens, le blé et les denrées de toute espèce sortaient pendant la nuit du château. La vieille dame voyait avec terreur cette voie de désordre où Janouet était entré. L’époque de sa majorité approchait ; elle sentait qu’elle n’avait aucune influence sur lui, et elle pouvait prédire le moment où cette immense fortune allait se fondre dans la débauche. Ces idées n’étaient pas faites pour adoucir un caractère acariâtre, et comme il fallait qu’elle déchargeât sa mauvaise humeur sur quelqu’un, c’était sur la pauvre Ménine que tout retombait.

Pauvre Ménine ! Elle aussi avait une rude croix à porter ! Janouet la poursuivait partout. Sa passion n’était pas bavarde, mais on voyait que chaque jour elle devenait plus ardente. Au milieu de cette solitude, elle se sentait guettée sans cesse par lui. Quand elle allait dans le bois ou même seulement dans le jardin, elle voyait les yeux de Janouet briller à travers les broussailles ; elle entendait sa respiration étranglée derrière les haies. Il se livrait un combat terrible dans cette âme timide, il ne fallait qu’un moment pour que la brutalité triomphât. La nuit, elle était réveillée en sursaut par des saccades imprimées à sa porte qu’elle verrouillait tant bien que mal ; elle entendait des pierres qui tombaient du mur, et la lucarne de sa chambrette, illuminée par la lune, devenait tout d’un coup obscure ; elle entendait des imprécations étouffées, et il lui semblait qu’on riait au bas de la fenêtre et que celui qui riait était Saint-Jean. Ce n’était pas tout. Blasion se montrait de plus en plus intraitable, et, entre deux amoureux de cette trempe, la bouderie devait être éternelle. Elle était trop fière pour lui demander une explication et il était trop timide pour en provoquer une : elle lui parlait doucement et cherchait par des prévenances à fléchir cette humeur sauvage ; mais il conservait un silence superbe et employait les détours les plus ingénieux pour lui répondre par des monosyl-