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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/406

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domaines de la couronne, c’est l’homme qui est imposé et non le sol. La belle race des paysans de Jaroslav en fournit la preuve saillante : elle habite une des contrées du nord où la population a le plus de densité, et la dotation en terre des paysans seigneuriaux y est des plus faibles. Cependant ils paient tous un obrok élevé; le taux ordinaire est de 30 à 35 roubles argent (120 à 140 francs). Les charpentiers, et en général les ouvriers les plus habiles, viennent de ce pays, ainsi que beaucoup de marchands de Saint-Pétersbourg, pour lesquels l’obrok monte souvent beaucoup plus haut. Le paysan à l’obrok dépend du caprice du maître, il peut toujours être rappelé par lui[1] et employé à une autre besogne, ou imposé plus fortement; aussi n’a-t-il garde de se perfectionner dans la pratique de son art, ou de rendre sa culture beaucoup plus productive : comme nos taillables d’avant la révolution, il s’attache à paraître misérable pour éviter la perception fiscale. L’avoir mobilier peut être celé, les améliorations de culture frappent au contraire les regards : c’est un motif de plus pour que, dans sa faiblesse et dans sa défiance, le paysan abandonne la terre et se consacre à l’industrie ou au commerce. Tout se réunit pour empêcher l’essor de l’agriculture ailleurs que sur le domaine seigneurial.

Si la prestation de travail résultait d’un contrat et constituait le prix d’un bail, on pourrait en améliorer la forme; on essaierait, par exemple, de substituer, comme on l’a fait déjà dans certaines provinces occidentales, le labeur à la tâche au labeur à la journée, et de donner au paysan la possession permanente du sol, dont il paierait le fermage au moyen de la ressource la plus disponible, c’est-à-dire de ses bras. Malheureusement telle n’est pas la corvée russe (bartchina) : elle correspond toujours, aussi bien que l’obrok, beaucoup plus à la dépendance personnelle du serf qu’à la terre qui lui est temporairement assignée. La prestation de travail est calculée par tiaglo, c’est-à-dire par ménage; il en résulte que le mariage est le point de départ de l’attribution d’un lot de terrain. A une époque assez récente encore, ce moyen d’acquérir une nouvelle portion de terre avait produit d’étranges conséquences. Vichelhausen, dans une description de Moscou, prétend avoir vu des femmes de vingt-quatre ans porter dans leurs bras robustes leurs petits maris âgés de six ou huit ans. Cet abus a cessé depuis que la loi a défendu le mariage à l’homme avant dix-huit ans, à la femme avant seize ans.

La terre constitue la rétribution payée par le seigneur à ceux qui lui fournissent le concours de leurs bras. Le terrain dont l’exploitation est concédée aux paysans d’un village est partagé en lots

  1. Du moment où la police signifie au serf la volonté du maître qui lui retire le passeport, il faut que le malheureux obéisse, sous peine de châtiment corporel légalement administré.