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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/443

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fermement maintenue ne serait pas hors de saison. Ce que les propriétaires redoutent par-dessus tout, c’est de manquer de bras; d’un autre côté, le paysan aura peine à comprendre qu’il doive acheter la chaumière qu’il a bâtie, le petit jardin qu’il a planté, et dont une tolérance séculaire de la part du seigneur l’avait habitué à se regarder comme maître absolu. Dans cette situation, rien de plus simple qu’une concession de la part du propriétaire, qui, pour conserver à la terre cultivable les fermiers et les ouvriers nécessaires, ne se montrera guère exigeant sur le prix de la demeure.

L’intérêt des propriétaires leur conseille hautement de maintenir aux paysans, même sans indemnité aucune, la jouissance de l’habitation, et de se montrer fort réservés dans la fixation de la redevance pour l’enclos. Le véritable contrat de bail s’appliquera au reste des terres, dont les cultivateurs paieront le prix soit en argent, soit au moyen de prestations en nature. Il serait impossible d’exclure celles-ci, car le plus souvent le paysan n’aura pas de ressource plus disponible que ses bras pour s’acquitter vis-à-vis du propriétaire; mais il faudrait que le travail à la tâche pût se généraliser et prendre la place du travail à la journée, afin d’empêcher le gaspillage des forces et la perte du temps. Il faudrait aussi adopter un principe analogue à celui qui, en France, déclare rachetables, moyennant un prix fixé chaque année, les prestations personnelles pour la construction des chemins vicinaux.

La suppression du servage ne présente qu’un seul danger sérieux, sur lequel insistent M. Schedo-Ferroti et beaucoup d’autres écrivains qui regardent cependant la libération des paysans comme inévitable en Russie. Comme les redevances payées et les prestations accomplies ont pesé jusqu’ici sur l’homme au lieu de reposer sur la terre, il en résulte que l’homme, une fois affranchi, est porté à croire qu’il ne doit plus payer aucun cens, ni faire aucun travail au profit du seigneur. Rivé à la glèbe, il s’est identifié avec elle; privé du droit de la quitter, il y a pris racine. Le plus difficile sera de lui expliquer que, libre de sa personne, il devient étranger au sol, que la terre ne lui a jamais appartenu, alors qu’il appartenait lui-même à la terre, et qu’il doit désormais pour en jouir l’acheter ou la louer moyennant un prix fixé en argent ou en travail. Ce qu’il a nommé jusqu’ici sa cabane, son jardin, ce qu’il a recueilli par héritage ne saurait lui échapper sans exciter de vives réclamations. Quant au champ, la possession moins personnelle des lots, assujettis à des mutations fréquentes, a rendu le sentiment du mien moins vivace à cet égard, surtout dans la Russie proprement dite[1]. Les rescrits et le programme impliquent donc l’idée d’une sorte de copropriété du

  1. Il en est autrement dans les provinces polonaises réunies à l’empire.