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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/501

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n’avait pas le choix : une harmonie préétablie de race et d’origine, d’habitude et de nature d’esprit, l’entraînait vers le nord, vers les beautés un peu brumeuses de la muse germanique ; ou si, par aventure, il se laissait attirer au soleil, ce n’étaient ni les soyeux contours, ni les molles clartés du Tasse et de l’Arioste qui pouvaient le séduire, c’était plutôt la touche abrupte et mâle du plus sombre et du plus rêveur des enfans du midi. Goethe, Schiller, Byron, et par exception Dante, exception fortunée pour lui, voilà les inspirateurs qu’il n’allait pas quitter. Dix ans plus tôt, ce Parnasse étranger eût été lettre close pour le public français ; mais, grâce aux traductions et aux idées naissantes d’émancipation littéraire, on commençait alors à se douter en France de ce qu’étaient Byron, Goethe, Schiller et Dante ; on connaissait, sinon leurs vers, du moins l’esprit et les noms de leurs créations principales. C’était tout ce qu’il en fallait. Mieux vaut un certain mystère qu’une clarté trop grande dans les sources de l’inspiration. Scheffer avait donc raison de suivre son penchant et de ne pas s’adresser à nos propres poètes. La poésie telle qu’on l’entend chez nous n’est pas chose, il faut le reconnaître, qui se transporte aisément sur la toile. Nous n’avons à offrir aux peintres que de beaux vers, expression plus ou moins imagée de sentimens abstraits, ou des scènes de théâtre, et de ces deux choses l’une est intraduisible au pinceau, l’autre le glace et le pétrifie. Dans cinquante ans, si nos savans, à force de labeur, sont parvenus à remettre en mémoire à vulgariser tant soit peu nos poétiques légendes du XIe et du XIIe siècle, ces rustiques iliades, filles ou sœurs de l’épopée de Roncevaux, peut-être alors verra-t-on des tableaux éclore du sein de la poésie française ; mais jusque-là prenez tous nos poètes, prenez notre théâtre, cette gloire des lettres, cette merveille de l’esprit, vous ne trouverez pas un artiste qui s’en puisse heureusement inspirer. Tout est trop dessiné, trop arrêté dans ces chefs-d’œuvre ; ils ne laissent rien à fouiller, rien à chercher, ils disent tout. Si l’artiste avec son pinceau les traduit librement, comme il convient à l’art, il choque nos traditions, trouble nos habitudes, nous crions au contre-sens ; s’il traduit à la lettre, il n’est plus qu’un malheureux copiste de friperie théâtrale. L’école de David en a fait la triste expérience : tous ses tableaux sont des vignettes servilement calquées sur les poses de Talma, c’est-à-dire de glaciales caricatures. Ne prenez pas la poésie pour guide, ou prenez des poètes qui peignent à grands traits et vous laissent vos coudées franches. Il ne vous faut qu’un canevas, un libretto plus ou moins élastique, quelques points de repère pour vous entendre avec votre public ; puis volez de vos propres ailes, inventez ; créez, soyez vous-même tout en suivant les créations d’autrui.