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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/526

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Pour les Européens, il est la seule voie de transport de leurs marchandises, qui courraient de graves risques à circuler par terre. Les crues annuelles du fleuve, depuis juillet jusqu’en novembre, imposent aux Maures et aux noirs une trêve forcée, en fermant le passage des gués, en repoussant vers le désert les tribus nomades qui fuient devant le débordement. Les cataractes de Félou, situées à deux cent cinquante lieues en amont de Saint-Louis, marquent la limite de l’influence française, et celles de Gouina, quarante lieues plus loin, la limite même de nos explorations. La retraite des eaux, qui commence en novembre, ramène les Maures sur les pâturages des bords du Sénégal ; en même temps les communications avec le haut pays sont coupées aux Européens pendant sept mois, et chaque banc de roche dans le fleuve devient un écueil pour leurs navires. Selon les différences successives dans le niveau des eaux se règle la plus grande affaire de la colonie, qui est la traite de la gomme dans le pays de Galam ; elle s’ouvre quand le niveau monte, elle se ferme quand il baisse. Aux mêmes phénomènes intermittens se relient les variations de la santé publique. La période des crues, c’est la saison des pluies et des tornados[1], l’hivernage en plein été avec son calamiteux cortège de maladies ; la période de sécheresse, c’est le meilleur temps pour le corps, pour le travail, pour les plaisirs. Si le sirocco du Sénégal, l’harmattan au souffle brûlant, dessèche l’air et fatigue les poumons, on se console en pensant que de l’écorce des acacias il fait couler la gomme, cette principale richesse du pays. Enfin, par un trait qui scelle la solidarité entre le fleuve et ses riverains, les vagues menaçantes qui se brisent sur la barre du Sénégal sont la meilleure protection de Saint-Louis, capitale et seul port de la colonie, car elles rendent la ville imprenable, pour peu qu’elle soit défendue.

Ainsi, dans cette admirable alliance des forces de la nature et des besoins de l’homme, tout vient du fleuve ou s’y rattache : le sol, la culture, le commerce, les mœurs, la misère et la richesse, le péril et la sécurité, la paix et la guerre. Si les Grecs et les Romains avaient connu le Sénégal, ils l’auraient personnifié, comme le Nil et le Tibre, sous la forme d’un dieu bienfaisant, versant de son urne intarissable aux humains groupés à ses pieds les flots qui fécondent une terre nourricière. Cette harmonie doit toujours être présente à l’esprit de quiconque veut comprendre l’histoire du Sénégal ; elle seule en donne la clé. Le caractère des populations ne vient qu’au second rang ; il a néanmoins aussi une haute importance qu’il convient d’indiquer.

  1. On appelle ainsi des vents violens [tornados, tourbillons) qui règnent sur les côtes ouest de l’Afrique pendant les mois de juillet, août et septembre.