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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/575

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— Toi ! toi seul ! répéta-t-elle.

Et, se jetant à son cou, elle se mit à l’embrasser avec des sanglots convulsifs. Je restai quelques instans immobile, puis tout à coup je tressaillis. — Faut-il m’approcher d’eux ?… Pour rien au monde ! me dis-je avec un mouvement involontaire.

Je regagnai à grands pas la haie, et, l’ayant repassée, je pris presque en courant le chemin de la maison. Je souriais, je me frottais les mains, je m’étonnais de l’aventure, qui avait inopinément confirmé mes suppositions (la réalité m’en semblait désormais incontestable), et pourtant je me sentais au cœur une certaine amertume. — Il faut avouer, me dis-je, qu’ils savent bien dissimuler ! Mais à quoi bon ? Pourquoi me prendre pour dupe ? Je ne m’attendais pas à un pareil procédé de sa part… Et cruelle explication romanesque !


VII

Je passai une mauvaise nuit. M’étant levé de grand matin, je jetai. sur mes épaules mon sac de touriste, j’avertis mon hôtesse que je ne rentrerais pas de la journée, et me dirigeai à pied du côté des montagnes, en suivant la rivière sur les bords de laquelle s’élève la petite ville de Z… Ces montagnes, dont la côte principale porte le nom de Hundsrück (Dos-du-Chien), sont d’une formation très curieuse : on y remarque surtout des couches de basalte très régulières et d’une grande pureté ; mais je ne songeais guère, pour le moment, à faire des observations géologiques. Je ne me rendais pas compte de ce que j’éprouvais, une seule pensée se dessinait clairement dans mon esprit : je ne voulais plus revoir ni Gagine ni Anouchka. Je me répétais que l’unique cause de l’éloignement subit qu’ils m’inspiraient était leur manque de franchise à mon égard. Rien ne les obligeait à se donner pour parens. Au reste, je cherchai à les oublier. Je me promenais lentement dans les montagnes et les vallées ; entrant dans les auberges des villages, je causais tranquillement avec les hôtes et les buveurs, ou bien, me couchant sur quelque pierre aplatie et chauffée par le soleil, je regardais courir les nuages. Heureusement pour moi, le temps était admirable. C’est ainsi que je passai trois jours, et ce genre de vie ne me déplaisait pas, quoique je sentisse revivre parfois la blessure qui avait été faite à mon cœur. L’état de mon esprit était presque en rapport avec l’aspect paisible des contrées que je parcourais.

Je m’abandonnais tranquillement au jeu du hasard, aux impressions naissantes ; elles se succédaient lentement et me laissèrent enfin