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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/585

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valse… Nous pourrons nous figurer que nous volons, qu’il nous est poussé des ailes. »

Elle courut dans la direction de la maison. Je la suivis, et quelques instans après nous tournions dans une chambre étroite, aux sons de la douce musique de Lanner : Anouchka valsait à merveille, avec entraînement. Je ne sais quelle douceur, quelque chose de féminin se répandit tout à coup sur sa sévère et chaste physionomie. Longtemps après, ma main sentait encore sa taille délicate ; j’entendis longtemps encore son souffle précipité se rapprochant de moi, longtemps encore je crus voir ses yeux foncés, fixes, presque entièrement fermés, se détachant sur son visage pâle, mais animé, et autour duquel s’agitaient les boucles de sa chevelure ondoyante…


X

Toute cette journée se passa on ne peut mieux. Nous nous divertîmes comme des enfans ; Anouchka était fort aimable et naturelle. Gagine la regardait et paraissait heureux. Lorsque je les quittai, il était déjà tard. Au milieu du Rhin, je priai le passeur de laisser le bateau descendre le courant. Le vieillard souleva les avirons, et le fleuve majestueux nous emporta. Pendant que je repassais dans mon esprit les souvenirs de la journée ; je ressentis tout à coup une inquiétude secrète ; je levai les yeux au ciel, mais il n’offrait point non plus l’image du repos ; il était tout parsemé d’étoiles, tout y était mouvement, agitation, frémissement. Je me baissai vers le fleuve, et là aussi, dans ces sombres et froides profondeurs, des étoiles scintillaient en tremblant ; il me semblait qu’une animation inquiète me pénétrait de toutes parts, et le trouble secret que j’éprouvais en était augmenté. Je m’appuyai contre le bord du bateau… Le chuchottement du vent dans mes oreilles, le doux clapotement de l’eau autour de la quille m’impatientaient, et les fraîches émanations des vagues ne me rafraîchissaient point. Un rossignol se mit à chanter sur le rivage, et je me sentis enivré par le philtre subtil de ses notes harmonieuses. Mes yeux se remplirent de larmes, mais ces larmes n’étaient point appelées par une exaltation sans motif. Ce que j’éprouvais n’était point l’émotion confuse des désirs vagues que j’avais ressentis il y a peu de temps… Non ! une soif de jouissances me dévorait. Je n’osais encore la désigner par son nom ; mais le bonheur, un bonheur poussé jusqu’à la satiété, Voilà ce que je voulais, voilà ce qui m’enflammait le cœur… Le bateau coulait toujours au fil de l’eau, et le vieux passeur était toujours assis ; il dormait penché sur ses avirons.