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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/601

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Et je ne les revis plus, je ne revis plus Anouchka. On me donna plus tard des nouvelles assez vagues de son frère ; quant à elle, je n’en ai plus entendu parler. Je ne sais même pas si elle vit encore. Il y a quelques années, je crus apercevoir, en passant devant la portière d’un wagon, une femme dont la figure avait une ressemblance frappante avec ces traits que je n’oublierai jamais ; mais cette ressemblance était probablement un effet du hasard. Sa beauté est demeurée dans mon souvenir telle que je la connus au temps le plus heureux de ma vie. Je vois toujours cette jeune fille pâle, penchée sur le dos d’une chaise en bois, dans cette chambre isolée.

Au reste, je dois confesser que je ne la pleurai pas longtemps ; je reconnus même bientôt que le sort avait fort bien fait de ne pas m’unir à Anouchka. Je tâchai de me consoler en me disant que je n’aurais probablement pas été heureux avec une pareille femme. J’étais jeune alors, et l’avenir, cet avenir si court et si rapide, me semblait infini. — Ce que j’ai rencontré une fois, me disais-je, ne peut-il pas se retrouver encore meilleur, encore plus accompli ? — Je me trompais, et le sentiment que j’avais éprouvé auprès d’Anouchka, ce sentiment tendre, brûlant, profond, ne s’est jamais réveillé en moi. Non, aucun regard n’a remplacé pour moi le doux regard qui s’était amoureusement arrêté sur mon front ; il n’a plus été donné à mon cœur de répondre avec une ivresse aussi joyeuse et aussi douce aux battemens d’un autre cœur. Condamné à l’existence d’un voyageur solitaire, je touche aux jours les plus tristes de la vie ; mais je conserve comme une relique ses billets et la petite fleur desséchée de géranium, la fleur qu’elle me jeta jadis par la fenêtre. Elle répand encore aujourd’hui une faible odeur, et la main qui me l’a donnée, cette main que je ne pus presser contre mes lèvres qu’une seule fois, est peut-être depuis longtemps réduite en poussière… Et moi-même, que suis-je donc devenu ? Qu’est-il resté en moi de l’ancien homme, de ces jours de simplicité et de trouble, de ces désirs et de ces espérances ailées ? C’est ainsi que les exhalaisons légères d’un brin d’herbe survivent à toutes les joies et à toutes les douleurs humaines, survivent à l’homme lui-même.


J. TOURGUENEF.

(Traduit par M. H. DELAVEAU.)