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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/676

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ne peut en avoir la juste mesure que lorsqu’on a vu combien de détails se simplifient en présence de l’ennemi ; mais encore faut-il avoir le nécessaire, et je ne blâme point ceux qui, par précaution, demandent en temps de paix le superflu.

Nous étions prêts à prendre la mer, lorsque je reçus l’ordre d’embarquer à bord de la Mignonne une douzaine de pilotes des côtes de France pour les transporter immédiatement au Ferrol, où était réunie une escadre de vaisseaux espagnols attendus à Rochefort. Les instructions qui me furent expédiées directement de Paris me prévenaient qu’il était fort possible que ces vaisseaux eussent déjà effectué leur départ, que je devais prendre les plus grandes précautions pour éviter une méprise et ne pas me heurter à une flotte anglaise en croyant rencontrer une flotte espagnole. En même temps on se gardait bien de me donner aucun signalement des vaisseaux que j’allais chercher, de m’indiquer le moyen de m’en faire reconnaître ou de les interroger. On laissait à mon intelligence le soin de résoudre ce problème, et par conséquent de distinguer, à la coupe de leur foc, nos alliés de nos ennemis. C’est là du reste une des principales études du marin en temps de guerre. Juger à des indices insignifians ou imperceptibles pour des yeux non exercés sous quelles couleurs navigue la voile en vue, en apprécier la force exactement, ce n’est pas un mince mérite pour un capitaine, si l’on réfléchit surtout que le moral joue un grand rôle dans ces circonstances, et qu’il ne faut pas laisser une émotion involontaire grossir ou transformer les objets.

Des vents d’est variables au nord-est soufflèrent pendant trente-six heures après mon départ. Je me flattais d’arriver promptement à ma destination, lorsque dans la nuit un violent coup de vent de sud-ouest se déclara. La pluie tombait par torrens, et la mer devint très grosse. Pour ne pas compromettre notre mâture, je fis mettre à la cape sous la misaine et le foc d’artimon. Le troisième jour, le vent sauta au nord-ouest en soufflant avec une nouvelle violence, mais peu à peu il diminua de force. Quoique peu éloignés encore de notre point de départ, nous étions alors en position d’atteindre le Ferrol promptement. Je fis établir les huniers avec deux ris. La mer, battue pendant trois jours par le vent de sud-ouest, était encore très grosse. La frégate engageait tout son gaillard d’avant sous l’eau. Dans une de ces violentes secousses, son mât de beaupré craqua. Je m’occupai sur-le-champ de trouver pour le mât de misaine un autre point d’appui plus solide que le beaupré, et je fus bientôt en état de continuer ma route. Cette opération venait à peine d’être terminée, que les vigies annoncèrent plusieurs grands bâtimens devant nous. En m’approchant, je reconnus six trois-mâts et