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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/681

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dont le nom, s’il m’en souvient bien, était Sobramonte, ne nous accueillit point avec tout l’empressement que nous avions droit d’attendre du représentant d’une nation alliée. En revanche, la population nous combla d’attentions et de prévenances. Nulles relations ne m’ont laissé un plus agréable, je dirai même un plus précieux souvenir que celles que j’eus alors avec un de nos compatriotes, M. de Liniers, entré bien jeune encore au service de l’Espagne, et qui commandait à cette époque la flottille de canonnières armée pour la défense de la Plata. M. de Liniers avait déjà plus de quarante ans. C’était presque le double de mon âge. Une sympathie mutuelle établit cependant entre nous, dès notre première rencontre, une sorte d’intimité. J’étais fier de la préférence que m’accordait sur tous mes compagnons cet homme distingué. Je ne pressentais pas cependant la juste célébrité qui devait s’attacher un jour à son nom. On sait que ce fut M. de Liniers qui en 1806 reprit sur les Anglais la ville de Buenos-Ayres. La récompense de ce beau fait d’armes fut le titre de vice-roi, que les habitans se hâtèrent de décerner à l’homme que dans leur enthousiasme ils nommaient alors leur sauveur. Deux ans plus tard, lorsque les colonies espagnoles profitaient des malheurs de la mère-patrie pour proclamer une indépendance dont elles devaient faire un si déplorable usage, Liniers, toujours fidèle à la cause royale, tombait sous les coups de la faction révolutionnaire, qui voyait en lui un obstacle invincible à ses projets. Sa mort fut un deuil public, car jamais homme ne fut plus populaire et plus estimé que le vainqueur de Buenos-Ayres ; mais à quoi sert l’amour du peuple ? Qui cet amour a-t-il jamais sauvé des pièges des intrigans ou de la vengeance des fripons ?

Les entretiens de M. de Liniers étaient pour moi d’un rare intérêt. Les colonies espagnoles étaient alors très peu connues en France, la jalousie de la métropole en ayant constamment fermé l’accès aux étrangers. M. de Liniers m’initiait aux usages de sa patrie adoptive, m’en énumérait les ressources, m’exposait avec une lucidité admirable les moyens de tirer parti de tant de richesses, sans me dissimuler les obstacles que l’ignorance et la férocité des classes inférieures mettraient longtemps encore au développement de ces fertiles contrées. Il prévoyait déjà qu’il aurait un jour ce pays à défendre, et prophétisait, comme s’il eût été doué du don de seconde vue, les avantages qu’il obtiendrait sur les Anglais.

Trois mois et demi furent employés à réparer nos frégates et à les mettre en situation de poursuivre leur campagne. Le 10 juillet 1800, nous quittâmes la rade de Montevideo, et fûmes nous établir en croisière à la hauteur du cap Frio, point d’atterrage et de reconnaissance