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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/765

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les nouvelles générations, à mesure qu’elles se succèdent, changent la disposition du vieil édifice, et mettent au grenier une partie du vieil ameublement. Des hôtes nouveaux se sont introduits qui ont apporté avec eux des habitudes inconnues aux hôtes anciens ; mais ces nouveau-venus n’ont pas cherché à expulser du logis national leurs prédécesseurs : or il n’y a réellement révolution et danger dans les états que lorsque les nouveau-venus cherchent à expulser du logis commun les anciens propriétaires.

Je faisais toutes ces réflexions en lisant les vifs et amusans récits de M. Anthony Trollope. Ses romans sont écrits dans un esprit très radical, et cependant il est presque touchant de voir avec quelle affectueuse réserve il parle des gens qu’il semble le moins aimer. Il se sent enclin à excuser chacun des défauts qu’il veut blâmer, et il arrive à pardonner par toute sorte de raisons ingénieuses les fautes qu’il condamne intérieurement. Ses personnages nous sont si bien expliqués et par un esprit si sympathique, nous sentons si bien que la fatalité de leur situation ou les vices de leur éducation sont pour moitié dans leurs erreurs et dans leurs préjugés, que nous sommes portés à tout comprendre et à ne nous étonner de rien. Nous comprenons que ce gentilhomme se mésallie, et descende pour se mésallier jusqu’à une quasi-lâcheté. N’a-t-il pas son nom à perpétuer, son influence à maintenir ? Cet artisan parvenu, aujourd’hui baronet, a transporté dans sa nouvelle condition ses anciennes habitudes, et continue à s’enivrer comme au temps où il maniait la pioche et le marteau. Il vaudrait mieux sans doute pour ce baronet qu’il ne fût pas moitié brute et moitié homme ; mais quoi ! les vices brutaux ne sont-ils pas généralement le fléau des natures énergiques ? Ce clergyman directeur d’un hôpital détourne à son profit l’argent des pauvres, mais il le fait si innocemment ! Ses pauvres ne sont-ils pas bien nourris, bien logés, soignés avec une sollicitude toute maternelle ? Cet archidiacre est ambitieux et mondain, mais ses manières sont parfaites après tout, et quoiqu’il ait au plus haut degré l’âpreté cléricale, il est exempt de ces basses hypocrisies qui trop souvent caractérisent ses confrères. Infinis sont les ménagemens du romancier à l’endroit des personnages qu’il met en scène, même de ceux qu’il aime le moins ; il n’est pas un de leurs travers qu’il ne puisse expliquer, pas une de leurs fautes pour laquelle il ne puisse trouver une excuse ingénieuse. Il parle de ses personnages comme on parlerait de ses proches et de ses païens à un ami intime, avec une liberté pleine de réserve. Un scepticisme souriant et une bienveillance sournoise sent l’âme de ces récits et inspirent les jugemens de l’auteur sur la société anglaise. Si ses opinions sont radicales, elles sont sans amertume. Son indulgence est tiède et sans charité, mais