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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/767

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sans suspendre son admiration par une réflexion critique ; on ne peut haïr sans faire ses réserves. Comme tous les sentimens sont nécessairement tièdes, les personnages perdent en attrait et en sympathie ce qu’ils gagnent en vérité. C’est un peu ce qui arrive à M. Trollope : il affaiblit notre sympathie ou notre antipathie pour ses personnages à force de vouloir être impartial et de nous montrer tous les ressorts qui les font mouvoir, toutes les circonstances qui ont déterminé leur conduite. Il en résulte qu’après avoir terminé la lecture de ses romans, le lecteur hésite à prononcer un jugement. On ne sait trop que penser de ces personnages, et on aurait envie de garder à leur égard une réserve prudente. L’impression que laisse cette lecture est une impression de scepticisme : on ne se sent ni attristé ni réjoui, mais en humeur de gaieté mondaine et bienveillante, de gaieté sans chaleur ; on donnerait volontiers à tout venant des poignées de main indifférentes, et l’on se dit qu’il n’est pas d’homme si méprisable qu’il soit, qui ne puisse après tout vous faire passer agréablement une heure ou deux.

Tel est le côté réellement défectueux des romans de M. Trollope ; mais, cette critique une fois prononcée, on doit reconnaître que l’auteur a très habilement atteint le but qu’il s’était proposé. Ces romans sont une peinture de la vie provinciale en Angleterre, des mœurs de la société officielle, aristocratique, cléricale, dans les comtés ! La vie populaire, ce qui compose le fond solide, fixe, permanent des mœurs anglaises, n’y figure à aucun titre. M. Trollope s’est borné à décrire les mœurs superficielles, essentiellement transitoires, mobiles et changeantes de la société élevée, en un mot la vie mondaine dans un comté d’Angleterre à l’heure précise où nous le lisons. Il ne peint aucun caractère supérieur aux vicissitudes de temps et de lieu ; ce sont au contraire ces vicissitudes de temps et de lieu qui forment l’objet même de ses livres. La partie secondaire des œuvres d’imagination dévient chez lui la partie importante et essentielle. Il ne s’agit pas de savoir si le jeune squire épousera la fiancée de son choix malgré la volonté de ses parens, et même il nous importe assez peu qu’il l’épouse ; mais ce qui nous intéresse, c’est d’apprendre les motifs qui s’opposent à ce mariage, et d’observer les intrigues que l’on met en jeu pour le prévenir. Intrigues, manœuvres, jeu des influences, chassé-croisé des intérêts, modes passagères, cabales, coteries, médisances, voilà la substance de ces livres qui plaisent comme une semaine passée dans une petite ville de province. Au bout de votre voyage d’une semaine, vous avez sur les mœurs locales qui se déroulent sous vos yeux toute l’instruction désirable, vous avez vu beaucoup de petitesses, de vilenies, d’intrigues, observé quelques personnes intéressantes, et écouté complaisamment