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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/774

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noblesse ? C’est là précisément ce qui arrive dans le cas particulier qui nous occupe, où nous voyons la naissance s’efforcer de duper l’argent. Lady de Courcy avait calculé sans tenir compte du caractère de miss Dunstable, comme si, dans de pareils calculs, on pouvait faire abstraction de la nature humaine. Pour être la fille de l’inventeur de l’onguent du Liban, miss Dunstable n’en avait pas moins un cœur susceptible, une conscience éclairée, un tact sûr et délicat. Ses trente ans et sa position de vieille fille auraient suffi d’ailleurs pour faire comprendre à un observateur expérimenté qu’elle ne donnerait pas dans le piège grossier qui lui était tendu. Croire que, parce qu’elle avait trente ans et que sa main était encore libre, elle s’amouracherait à première vue d’un joli garçon moins âgé qu’elle de dix ans, et qu’elle le prendrait au mot à la première flatterie obligée qu’il lui adresserait, c’était faire injure à son caractère. Comment supposer qu’une femme de trente ans, héritière d’une immense fortune, d’une laideur agréable, pleine d’enjouement et d’esprit, n’eût pas entendu murmurer mille fois à son oreille des propositions intéressées ? Si elle ne s’était pas mariée dans de pareilles conditions, c’était librement, volontairement, et il était certes impertinent de penser qu’elle consentirait à jouer le rôle ridicule d’une vieille fille de comédie ou d’une héroïne à la Fielding. Elle savait que Frank ne l’aimait pas, ne pouvait pas l’aimer, et que tous les complimens qu’il lui adressait lui avaient été imposés par ordre. Dès le premier jour, au nez de lady de Courcy, la vive et enjouée jeune femme prit le parti de tourner la plaisanterie à son profit, et de transformer en flirtation amusante les poursuites officielles de Frank Gresham. Elle est vraiment intéressante, l’héritière de l’onguent du Liban, pleine de bon goût, d’expérience, d’une raillerie élégante et fine. Les scènes de flirtation sont vivement enlevées et donnent la meilleure idée de son esprit. Quant à son caractère, il se révèle tout entier dans la conversation décisive qu’elle eut avec Frank, lorsque ce dernier, le cœur gros et les lèvres tremblantes, vint par ordre de sa tante lui faire un aveu d’amour hypocrite. Nous citerons une partie de cette conversation, où le beau rôle se trouve, non du côté de la naissance, mais du côté de l’argent.


« — Oh ! miss Dunstable, dit Frank, vous ne comprenez pas le moins du monde la nature de mes sentimens pour vous.

« — Vraiment ! Alors j’espère que je ne comprendrai jamais. Je croyais comprendre cependant. Je croyais que vos sentimens à mon égard étaient ceux d’un bon et sincère ami, des sentimens auxquels on pouvait aimer à penser avec plaisir en les comparant à tous les mensonges que nous rencontrons. Je suis arrivée à vous aimer beaucoup, monsieur Gresham, et je serais vraiment désolée de ne pas comprendre la nature de vos sentimens.