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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/779

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principes et de préceptes aristocratiques. Elle-même aurait pu être heureuse en consentant à épouser un plébéien ; elle ne l’avait pas voulu cependant. La noblesse a ses privilèges et sa responsabilité ; elle doit payer ses privilèges, s’il le faut, même au prix de son bonheur. Passe encore si M. Gazebee exerçait une profession élevée et en quelque sorte privilégiée ; il était attorney par malheur, et rien ne pouvait effacer ce vice radical. Il est vrai qu’on avait jadis proposé à miss Augusta un homme qui était d’une naissance aussi obscure ; mais M. Moffat était millionnaire. « Le monde rétrograde, hélas ! dit lady Amelia : selon les nouvelles et pernicieuses doctrines qui ont cours aujourd’hui, une dame de sang noble ne se mésallie pas en épousant un homme riche et d’une position quasi-aristocratique. Le monde juge ainsi maintenant ; je puis le désapprouver, mais non le changer. Le mariage projeté avec M, Moffat, s’il n’était pas tout à fait satisfaisant, n’était point déshonorant ; mais avec M. Gazebee les choses sont fort différentes : c’est un homme qui gagne son pain,… honnêtement oserai-je dire, mais dans une humble position. Vous dites qu’il est très respectable : je n’en doute pas ; mais M. Scraggs, le boucher de Courcy, est aussi un homme fort respectable. » Certes la logique aristocratique ne peut être poussée plus loin ; la théorie est très complète en elle-même et ne laisse rien à désirer. Elle équivaut peut-être à un préjugé, mais ce préjugé est énoncé clairement, résolument, avec une certaine fierté et un noble dédain. Cette théorie convainquit miss Augusta ; il lui sembla que sa cousine exprimait les sentimens qui convenaient à une femme noble : elle fit taire son cœur et repoussa froidement les offres de M. Gazebee. Miss Augusta avait été dupe ; tout cet étalage de sentimens aristocratiques était pur pharisaïsme. Trois ans après cet incident, lady Amelia consentait à épouser elle-même l’attorney de basse extraction, et sa conduite pratique donnait un démenti formel à ses théories.

Le roman de M. Trollope, qui a pour titre le Docteur Thorne, nous présente, comme on le voit, l’image d’une société aristocratique envahie de tous côtés par des circonstances démocratiques : je dis à dessein circonstances, car, chose curieuse et fort importante, la transformation sociale en Angleterre ne s’opère pas en vertu de principes abstraits et de théories philosophiques, mais en vertu des nécessités mêmes et des exigences de la vie. Les affaires d’intérêt, les rapports politiques, le désir d’ennoblir et d’entourer d’éclat une fortune laborieusement conquise, le désir non moins puissant de soutenir une influence séculaire qui disparaît, rapprochent les classes malgré leurs antipathies et leurs préjugés. Cette marée démocratique est fort envahissante, elle n’est point néanmoins aussi dangereuse