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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/784

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lui tenait lieu d’instruction, et pour être baronet il s’était donné la peine de naître. Un tel homme doit être inévitablement la proie de ses vices, et la famille des Scatcherd s’éteindra avec lui. La vieille aristocratie du Barsetshire est délivrée d’une concurrence redoutable : désormais les de Courcy et le duc d’Omnium ne craindront plus de voir disputer à leurs candidats leurs sièges au parlement. Le comté restera whig comme devant, et soumis aux anciennes influences. Quant à la fortune immense de la famille Scatcherd, à qui pourrait-elle mieux convenir qu’à un squire dont la fortune est entamée et dont la maison se lézarde ? D’une manière ou d’une autre, ces richesses tomberont entre les mains de ce squire, qui en a tant besoin. C’est l’histoire de la famille des Gresham. Tant que Marie Thorne n’avait été que la nièce du docteur, les Gresham s’étaient opposés de toutes leurs forces à son mariage avec le jeune Frank ; mais lorsqu’elle eut hérité des millions des Scatcherd, ils commencèrent à soupçonner que ce mariage, loin d’être une mésalliance, ferait au contraire le plus grand honneur à leur maison, qu’il la relèverait. À la bonne heure ! L’orgueil n’est une vertu profitable qu’autant qu’il est contre-balancé par l’intérêt bien entendu, et qu’il sait fléchir à propos.

S’il est une conclusion qui ressorte du récit de M. Trollope intitulé le Docteur Thorne, c’est celle-ci : l’aristocratie anglaise est celle qui a le mieux connu et pratiqué l’art des mésalliances, grand art en effet, qui explique et le rôle historique de l’aristocratie anglaise, et son importance politique, et sa stabilité sociale ! Cet art de la mésalliance lui a procuré deux bienfaits inestimables, la popularité et une quasi-perpétuité. Par là elle a trouvé le moyen d’intéresser à sa conservation toutes les classes de la société et de faire travailler à son profit toutes les énergies de la nation. C’est pour doter ses filles et marier ses fils, c’est pour réparer ses châteaux et arrondir ses héritages que les bourgeois anglais travailleront sans relâche. L’aristocratie anglaise est devenue ainsi plus qu’une institution politique, plus qu’une classe sociale : elle est devenue le désir, la passion, et, pour tout exprimer d’un mot, l’aspiration de la nation tout entière. Certes quiconque observera dans les détails la pratique de cet art des mésalliances y découvrira, comme M. Trollope, bien des vilenies, bien des petitesses, bien des cupidités ; mais si, oubliant les détails, on se borne à constater les résultats obtenus, on ne peut qu’en admirer la grandeur et l’importance. Sans doute il est risible, pour le moraliste en belle humeur, de voir un bourgeois travailler toute sa vie afin d’arriver à enrichir un lord, et de voir un lord assouplir son orgueil et caresser les vanités d’un bourgeois afin de réparer son héritage croulant. Cependant c’est au