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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/794

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deviendra difficilement un mondain : sa position modeste le protège contre de pareils écarts ; mais un évêque marié, par sa position élevée, devient nécessairement, fatalement un mondain. Ce sera peut-être un homme vertueux et accompli, mais à coup sûr le gentleman dominera en lui le prêtre. Aussi nous a-t-il toujours semblé (encore une fois ce n’est pas une opinion, c’est une impression) que la meilleure organisation ecclésiastique était peut-être celle de l’église russe, qui permet le mariage aux simples prêtres, et qui exige que les évêques soient tirés du clergé régulier et aient mené la vie ascétique. Dans une telle organisation, le mariage et le célibat sont en parfait accord avec les fonctions que le prêtre doit remplir et le caractère dont il est investi.

Les romans de M. Trollope, quoique l’auteur s’abstienne soigneusement de toute opinion tranchée, et qu’il évite autant qu’il est en lui de discuter, soulèveraient plus d’une question. M. Trollope est un écrivain satirique, ce n’est pas un pamphlétaire. Il a considéré le spectacle de l’Angleterre contemporaine avec des lunettes de radical, mais sans passion et sans entraînement, et il a raconté ce qu’il avait vu : une aristocratie envahie par le flot croissant de la démocratie, se défendant habilement encore contre cette marée envahissante par des digues et des canaux, et détournant au besoin ses flots pour engraisser ses propres terres ; des classes moyennes de plus en plus nombreuses, s’élevant en richesse et en puissance, mais rapidement épuisées par les efforts mêmes qu’elles font pour s’élever, se fondant avec l’aristocratie, et la renouvelant jusqu’à ce qu’enfin elles l’aient entièrement transformée ; un haut clergé mondain, politique, sans esprit chrétien, sans doctrines précises, espèce de féodalité cléricale qui reste debout non comme une institution religieuse, mais comme une institution sociale. Voilà ce qu’il a vu, ce qu’il a raconté avec toute sorte de réticences polies, et en s’abstenant malicieusement de formuler aucune conclusion. Nous ferons comme lui. Les conclusions qu’on pourrait tirer de pareils livres seraient téméraires, et risqueraient fort de recevoir un démenti des événemens. On doit les lire, non dans la pensée de s’éclairer sur l’avenir de l’Angleterre, mais pour mieux apprendre à connaître le présent. Ils n’ont pas la prétention de dire ce que sera l’Angleterre à la fin du siècle, mais de peindre l’Angleterre à cette heure précise de 1858. De tels livres peuvent servir comme de bornes milliaires, pour indiquer le chemin parcouru par la société anglaise depuis l’ère des réformes, et pour montrer la direction qu’elle va continuer à suivre ; mais ils n’ont pas la prétention de dire avec quelle vitesse cette société continuera son voyage, ni quelle route elle prendra dans l’avenir.


EMILE MONTEGUT.