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cité, montre-toi telle que je t’ai vue au bord de l’étang du Rorh !


Ne crains pas si tu n’as ni parure ni voile !
Viens sous ta coiffe blanche et ta robe de toile,
Jeune fille du Scorf !


C’est l’artiste qui parle ici autant que le jeune Breton enivré de ses souvenirs. Ce sentiment de l’artiste reparaît sans cesse chez l’auteur de Marie, et certainement il pensait à son œuvre, lorsque, dans cet hymne dédié à M. Ingres, il exprime si bien le doux tourment du beau, le bonheur de sentir une jeune figure s’élever sous nos mains, belle, harmonieuse, toujours plus pure et plus voisine de l’idéal. Oui, la figure s’élève, l’œuvre grandit et se transforme ; l’auteur, qui ne voulait chanter d’abord que des souvenirs enfantins, a trouvé dans ces souvenirs un poème d’un ordre supérieur. Maintes pièces d’un sentiment profond, Jésus, le Doute, la Chaîne d’or, nous révèlent des aspects nouveaux ; derrière le Breton et l’artiste, j’aperçois le philosophe qui passera sa vie à interroger l’âme humaine. Ce qu’il chante, c’est la beauté morale, et le cadre où il la place, c’est la Bretagne poétiquement glorifiée. La Bretagne ! elle nous apparaît dans les derniers chants comme la gardienne de la pureté primitive, comme le roc solide, inébranlable, battu de tous côtés par l’Océan, mais immobile et défendant à jamais les anciennes mœurs. Cette idée éclate avec un mélange extraordinaire de douceur et de passion, de grâce et d’enthousiasme, dans la pièce qui clôt le recueil. Rappelez-vous le chant du poète, après la messe de minuit, sur les rochers qui dominent Ker-Rohel, et voyez avec quelle grandeur se termine ce poème, commencé d’une façon si naïve. Des songes de l’enfance, nous sommes arrivés aux plus mâles inspirations de la virilité. Ce n’est plus l’enfant qui rêve, c’est l’homme qui pense. Ce n’est plus l’amoureux du pont Kerlô, c’est l’artiste fortifié par la réflexion et l’étude, qui glorifie dans la Bretagne la terre de la simplicité primitive et de la fidélité opiniâtre, la terre qui nourrit des chênes dans ses flancs de granit.

Brizeux n’avait pas atteint du premier coup à cet idéal. La troisième édition de Marie (M. Sainte-Beuve a dit que c’est la perfection même) est bien supérieure à la première. La première, publiée en 1831[1] sans nom d’auteur, portait le titre de roman, que Brizeux devait effacer plus tard avec colère. Cette erreur de titre prouve que l’auteur de Marie ne possédait pas encore cette philosophie de l’art devenue chez lui bientôt si précise et si originale ; il n’a jamais pu pardonner à ceux que nous avons vus, dans leur insouciance superbe, confondre le roman et la poésie. La troisième édition,

  1. Marie a paru au mois de novembre 1831, bien que le livre porte la date de 1832.