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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/944

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pour songer à la sûreté de la Mignonne. Nous n’avions pu prévoir une semblable catastrophe. Selon l’habitude des colonies, nous avions dévergué nos voiles pour ne pas les exposer inutilement aux intempéries, et nous les avions soigneusement renfermées dans les soutes. Les insurgés, qui voyaient notre position et qui nous savaient pour le moment incapables de nous mouvoir, s’étaient hâtés de traîner derrière la frégate deux obusiers qui nous auraient fort incommodés, si je n’eusse réussi, en virant sur notre embossure, à leur présenter le travers. Quelques coups de canon chargés à mitraille suffirent pour mettre les révoltés en fuite. Pendant ce temps, nous nous occupions de monter nos voiles sur le pont et de les enverguer ; mais notre équipage était peu nombreux, et les canots qui parcouraient encore la côte pour y chercher quelques habitans ou des soldats attardés avaient emmené nos meilleurs hommes. La nuit survint avant que nous eussions pu remettre nos voiles en vergue, lever nos ancres, embarquer nos canots. La citadelle avait ouvert son feu sur nous, et, bien que les canonniers pointassent fort mal, ce feu n’était pas tout à fait à dédaigner. Cinq de nos hommes furent tués pendant qu’ils viraient au cabestan. Nous ripostions de notre mieux tout en nous hâtant d’achever nos dispositions d’appareillage. Du reste, il faisait calme plat, et la houle était trop forte en dehors de la rade pour que nous pussions nous faire remorquer par nos embarcations. Une partie de cette cruelle nuit se passa donc à échanger des coups de canon avec la citadelle. Les insurgés nous menaçaient de nous couler aussitôt que l’obscurité serait dissipée, et leurs vociférations ajoutaient à l’étrangeté de cette scène. Ce ne fut qu’à trois heures et demie du matin qu’il nous fut possible d’appareiller et de sortir du port à l’aide d’une très faible brise de terre.

Dès que nous fûmes hors de la portée des pièces de la citadelle, nous nous trouvâmes arrêtés par le calme, et ce ne fut que le troisième jour après notre départ que nous pûmes atteindre le mouillage du Port-au-Prince. Je rendis compte à l’amiral Latouche des événemens dont je venais d’être témoin, et je crus devoir insister sur la faute énorme qu’on avait commise en enlevant du Petit-Goave une compagnie qui faisait toute la force de la garnison. L’amiral avait trop l’expérience de la guerre que nous faisions depuis près de deux ans pour ne pas comprendre quelles défections et les maladies nous affaiblissant tous les jours, nous devions concentrer nos forces, et non les disséminer ; Nulle part nous n’étions en état de tenir la campagne. Le Port-au-Prince même, chef-lieu du gouvernement, se trouvait cerné, et il n’y avait plus de sûreté en dehors des portes de la ville.

On paraissait regretter vivement la perte du Petit-Goave, quoique