Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/956

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

me constituer prisonnier sur un des vaisseaux anglais qui croisent devant le port. Une captivité complète me sera moins dure et sera en même temps plus honorable que cette longue inaction qu’on finirait par croire volontaire. — Je ne vous conseille pas, répliqua froidement le ministre, de commettre une pareille imprudence. Si vous preniez ce parti, vous ne pourriez de votre vie revenir en France ; vous seriez considéré comme ayant passé à l’ennemi. »

C’est ainsi que s’écoulèrent cinq des plus belles années de ma vie, celles où j’avais le plus de sève et d’ardeur, où j’aurais pu rendre le plus de services à mon pays, où j’aurais eu le plus de chances de me faire un nom. Je n’y puis songer encore sans un amer regret. Le 12 août 1804, l’amiral Latouche m’écrivait de Toulon une nouvelle lettre pour me rappeler nos projets. Il venait de s’adresser directement au premier consul, afin de l’intéresser personnellement à mon échange. Cette preuve si touchante d’affection me dédommageait de toutes mes peines ; mais ma joie devait être de courte durée. La lettre de l’amiral Laouche n’avait précédé sa mort que de huit jours. Cette perte fut pour moi le plus grand des malheurs ; la France aurait pu y voir l’arrêt du destin. La fatalité condamnait encore une fois notre marine. Bruix n’avait plus qu’une étincelle de vie, Linois était absent, Martin consumait dans le service ingrat des ports les restes de son activité, Villaret-Joyeuse gouvernait la Martinique, Truguet végétait dans la disgrâce, et l’on venait à peine de distinguer Missiessy. Seul en 1803, Latouche-Tréville était en position de seconder les desseins du premier consul ; il avait sa confiance, et, je puis l’affirmer, il eût prouvé qu’il la méritait. Ainsi donc, au moment où la guerre se rallumait plus acharnée qu’en 93, nous avions à la tête de nos armées de terre un grand capitaine, d’habiles généraux ; mais le seul amiral qui pût mener notre flotte à la victoire, la mort venait de nous le ravir. Latouche-Tréville avait succombé aux suites de ces fièvres malignes qui pendant près de deux ans minèrent sa robuste santé sur la rade du Cap et sur celle de Port-au-Prince. Saint-Domingue avait préparé Trafalgar.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.