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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/104

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variétés d’oiseaux et une riche et brillante floraison de spirées, d’anémones des Alpes, de cyclamens purpurins et de lis de Saint-Bruno aux pénétrantes senteurs. Au moment de l’année où nos deux compagnons se mirent en route pour gravir la montagne, les fleurs y dormaient encore pour bien des semaines sous le sol; mais déjà de chaque broussaille s’envolaient devant eux bouvreuils, merles, ramiers et gelinottes, tandis que de jolis écureuils noirs interrompaient à peine leurs ébats sur les grands arbres pour les regarder passer. Tony était émerveillé; tout à coup l’espiègle garçon s’arrêta et se mit à crier de toutes ses forces au loup! cri inventé, il y a bien des années déjà, par les contrebandiers, pour s’avertir les uns les autres des mouvemens des loups ou gabetous, et retenu depuis ce temps-là par les bergers et autres polissons du pays. L’appel de Tony ne resta pas sans écho; de toutes les parties du Noirmont, bouèbes[1], armaillis, coupeurs, se mirent à crier : au loup ! Une heure après, ce même cri retentissait encore, mais à plus d’une lieue du point de départ.

Les deux amis étaient arrivés à peu près à mi-côte, quand ils entendirent, derrière un épais hallier, un bruit semblable à celui que fait un animal en s’enfonçant dans un fourré. — Ne fais pas attention, dit Ferréol à Tony; ce n’est que la mère Piroulaz, qui vient de chercher en Suisse ses quatre livres de sucre et autant de café. Elle se cache pour nous espionner; n’est-il pas vrai, la vieille?

— Il paraît que tu as de la sciure de bois dans les yeux aujourd’hui, Ferréol? dit un homme vieux et maigre en sortant du massif de buissons. Prendre Joachim Salambier pour cette vieille sorcière de Piroulaz! Tu prendras bientôt les gelinottes pour des crapauds volans.

— Je crois que tu n’as guère eu la berlue moins que moi, père Joachim, répondit Ferréol. Autrement est-ce que tu te serais caché, comme un marcassin, en nous voyant venir?

— C’est vrai tout de même ce que tu dis là; je t’ai pris de loin pour un de ces satanés garde-chasses qui ne cherchent qu’à faire de la peine aux pauvres gens. Que veux-tu, mon garçon? A soixante-cinq ans révolus, on n’y voit pas aussi bien qu’un petit tiercelet, et, pour ne pas dire de menteries, j’aime mieux me cacher trois fois de suite que d’être pris seulement une.

L’homme qui parlait ainsi n’était autre que le père de Rosalie, la rivale de Thérèse. Contrebandier dans sa jeunesse, il avait renoncé au ballot pour se faire chasseur de gelinottes. La gelinotte abonde au Noirmont. Joachim ne revenait jamais à Mouthe sans en rappor-

  1. Bouèbe, berger; de l’allemand bube, jeune garçon.