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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/240

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REVUE DES DEUX MONDES.

tion des tyrans aux républiques par la nécessité de donner une tête à l’attaque et à la défense, de mieux concentrer les mouvemens et de mieux diriger les coups, c’est un fait incontestable ; mais il suffisait de le constater, il n’y fallait pas voir un progrès. « Les villes qui n’entrent pas dans l’ère de la tyrannie, dit M. Ferrari, se tordent dans les angoisses de la guerre civile, et sont en retard d’une période sur la marche générale de l’Italie. » Ne dirait-on pas que le sort est plus enviable de celles qui sont soumises à la tyrannie ? Sans doute on y trouve une certaine concentration de forces et une apparente grandeur, mais c’est toujours au profit de la guerre civile. La vraie grandeur est moins dans cette unité factice, qui résulte de l’oppression et qui annule toutes les volontés, que dans l’harmonieux concours, ou même dans la lutte discordante, mais virile, de ces mêmes volontés. M. Ferrari voit dans les tyranneaux de l’Italie les chefs naturels du petit peuple, qui lui communiquent leur puissance. « Ils sont, dit-il, les premiers hommes qui pensent au nom des masses et donnent la vie aux chroniques. L’Italie ne pouvait être sauvée que par des hommes décidés à perdre leur âme. » Que le progrès général de la société européenne ne se soit pas arrêté, parce que des tyrans avaient étouffé des républiques, rien n’est plus probable : pour si peu, l’humanité n’interrompt pas sa marche ; mais la question est de savoir s’il ne se fût pas plus vite et plus réellement accompli sous un régime de liberté. Si la tyrannie est un besoin social pour les villes italiennes, pourquoi tant de villes qui refusent de s’y soumettre ? C’est, dit M. Ferrari, qu’elles sont attardées. Les gibelins triomphent partout, Florence presque seule reste guelfe. Pourquoi ? C’est, dit encore M. Ferrari, qu’il faut un contraste. De telles raisons sont dignes de la cause, et je ne m’étonne pas qu’on n’en trouve point de meilleures ; mais je n’insiste pas, car je ne pourrais que répéter en moins bons termes ce que M. Edgar Quinet a dit ici même, sur la tendance à transformer en progrès tous les faits accomplis, dans d’éloquentes pages que le lecteur n’a pas oubliées, et auxquelles je suis heureux de le renvoyer.

Qu’ils continuent le progrès ou commencent la décadence, les tyrans réussissent : à travers mille péripéties, ils accoutument l’Italie au pouvoir d’un seul. Par eux, les gibelins triomphent, mais dès le lendemain ils se divisent : l’empereur, jaloux des tyrans, descend en Italie, réveille l’esprit guelfe par sa seule présence, et se fait battre par ses amis et par ses ennemis pendant que l’idée monarchique fait son chemin. Saint Thomas d’Aquin demande le pouvoir pour l’église, son disciple Gilles de Rome (communément et à tort appelé Egidius Colonna) pour Philippe le Bel, et le même titre, de regimine principum, suffit aux deux ouvrages où maître et disciple soutiennent les deux thèses opposées. Gilles de Rome est un faible champion de la monarchie laïque ; mais il a Dante derrière lui.

Quand le principe monarchique n’est plus sérieusement contesté, la tyrannie peut s’adoucir, il faut même qu’elle s’adoucisse, car on ne supporterait pas plus longtemps ses violences. Alors s’ouvre l’ère des seigneurs, c’est-à-dire de la ruse hypocrite, de l’impartialité, dit M. Ferrari, ou plutôt de l’indifférence, qui rend impossible le retour des anciennes fureurs. Cette distinction entre les tyrans et les seigneurs est aussi fondée que neuve. Les