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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/297

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tenant par une occupation utile. Tout cela se mêle, se coudoie, s’interpelle en riant le long de la route. D’étape en étape, les caravanes s’arrêtent pour faire le thé en plein vent. Les hommes, assis près du feu et de la chaudière, fument gaiement leur pipe, ou dorment la figure couverte de leur chapeau, tandis que les jeunes filles folâtrent au bord des haies, cueillent des noisettes ou détellent l’âne qui traîne dans une petite charrette une vieille femme et quelques ustensiles de ménage. Tout le monde ne va point à pied, c’est trop cher : plusieurs des immigrans ont reconnu que le chemin de fer était le moyen de locomotion à la fois le plus rapide et le plus économique. Cette année même, à l’ouverture de la moisson de 1858, sur la ligne du South-Eastern railway, le train du dimanche matin, quoique d’une longueur inusitée, ne put suffire à la foule des voyageurs qui allaient s’engager dans les houblonnières. Il fallut y joindre un second, puis un troisième train à bon marché, pour transporter les essaims de cueilleurs de houblon (hop-pickers) sur le théâtre des travaux. Ce dimanche seul, le nombre des hoppers ainsi transportés, et allant pour la plupart de Londres et de Gravesend vers Maidstone, s’élevait à plus de trois mille. On peut par là se faire une idée de l’affluence d’ouvriers nomades et, comme disent les Anglais, de mains extra que la récolte des houblons attire sur certains comtés du sud de l’Angleterre à la fin de l’automne. La migration de ces ouvriers continue pendant plus d’une semaine.

Quand la récolte des houblons vient à manquer, — ce qui n’arrive encore que trop souvent, — une sombre détresse s’étend non-seulement sur les districts du sud, où cette plante croît en abondance, mais encore sur les provinces du nord les plus éloignées. Ces hivers-là, dans les campagnes la misère est grande, et les jeunes filles disent, en montrant leurs vêtemens usés : « Que voulez-vous? les houblons ne prospèrent pas toujours. » Un mois avant que ne commence la moisson, les houblons sur pied ont déjà donné lieu, dans le Kent, le Sussex et le Surrey, à de nombreuses gageures entre les paysans, les fermiers, les artisans, les gentilshommes campagnards (country gentlemen). Ces gageures portent sur la valeur probable de la récolte[1]. C’est un véritable jeu. On parie sur les houblons dans certains districts comme dans d’autres on parie sur les chevaux de course. D’immenses sommes d’argent se trouvent ainsi gagnées ou perdues chaque année dans ces transactions. Des dîners ont lieu, appelés dîners de houblon (hop-dinners), dans lesquels on

  1. Le droit d’accise que paient les propriétaires est environ de 18 shillings par 100 livres de houblon, d’où est née l’habitude en Angleterre de donner le total estimé des contributions comme un moyen de juger le produit de la récolte. C’est sur cette estimation que s’exercent d’avance les calculs des joueurs.