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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/315

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d’inventer un appareil pour consumer la vapeur noire du charbon est celui de MM. Truman, Hanbury et Buxton. Il était d’autant plus nécessaire d’apporter un remède au mal que cette brasserie se trouve située au centre de Spitalfields, le quartier des manufactures de soie, et que le souffle des bouches à feu de l’industrie déflorait les riches étoffes jusque sur le métier. Cette entreprise eut un plein succès. Aujourd’hui vous pouvez lever les yeux vers le faîte des bâtimens et les promener sur l’enceinte de la fabrique, obscurcie jadis par un voile impénétrable : vous ne découvrirez plus dans l’atmosphère le moindre atome de fumée. Les tuyaux de brique, au nombre de seize, debout et oisifs en apparence, ressemblent plutôt à des obélisques qu’à des cheminées. La même réforme a été introduite dernièrement dans les autres brasseries[1]. Encore quelques années, et la fumée de Londres, si célèbre dans le monde entier, ne sera plus qu’un souvenir de ce que les Anglais appellent les siècles de ténèbres, dark ages.

Le sentiment qu’on éprouve en entrant dans les ateliers où se fait la bière est tout au moins la surprise. L’étendue et l’irrégularité de ces salles, la variété des escaliers de fer en hélice qui grimpent de tous côtés, les galeries, les plates-formes, les renfoncemens obscurs, les tonnes colossales, les machines de toute taille et de toute forme, les unes en mouvement, les autres au repos, tout cela produit une sorte de confusion d’idées. Je me crus transporté dans le royaume de Brobdignag, et les hommes autour de moi, quoique grands et vigoureux, ne semblaient plus que d’imperceptibles Gullivers, écrasés qu’ils étaient par les massives proportions des instrumens de travail, surtout les mash-tuns et les boilers. Le mash-tun est une cuve titanique en bois dans laquelle on place une énorme quantité de malt, déterminée d’ailleurs par l’importance de la brasserie et par les saisons de l’année[2]. L’eau chauffe dans le boiler, et ce volume d’eau, égal au moins à celui du malt, est versé dans la cuve, où une vis tournante, armée de cinq ou six bras formidables, agite, mêle, désagrège les molécules récalcitrantes de cette poussière d’orge. Quand le travail mécanique est terminé, on couvre la cuve

  1. Un acte du parlement oblige aujourd’hui toutes les fabriques de Londres à consumer la fumée de leurs fournaises. On propose en outre d’appliquer divers systèmes aux cheminées des maisons particulières pour débarrasser la ville du rideau sombre qui lui voilait le ciel et ternissait les monumens. En même temps qu’ils suppriment les inconvéniens de la fumée, les Anglais en cultivent les propriétés utiles et économiques; ils ont imaginé dernièrement de la mettre en bouteille, pour préparer certaines viandes.
  2. La bière faite pendant l’été ne vaut pas celle qu’on brasse pendant l’hiver, et qui est en grande partie destinée à l’exportation. La brasserie Barclay et Perkins consume 700 sacs de malt par jour pendant l’été, et de 12 à 1,400 pendant l’hiver.