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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/387

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eu quelquefois la tristesse, mais qui n’a jamais eu la mine des Werther et des Saint-Preux.

Au bout de quelques instans, la maison déserte avait repris une sorte d’animation. Ses fenêtres s’ouvraient l’une après l’autre comme les yeux d’une personne qui se réveille. Dans une grande pièce située au premier, toute peuplée de livres, où régnait cette espèce de mélancolie que les bibliothèques de campagne partagent avec les cimetières de village, un homme était assis à un bureau, et voici ce qu’il écrivait :

« Il y a une demi-heure à peine que je suis à Sainte-Marcelle, dans cette maison que j’aimais si ardemment, que je vous décrivais sans cesse en ces entretiens disparus avec les meilleurs jours de ma jeunesse. Cette maison, je suis décidé à la vendre; c’est pour cela que j’y reviens aujourd’hui. Elle me cause des émotions dont je ne veux plus, car j’ai pris en aversion tout ce qui arrache mon cœur à ce sommeil de malade où j’essaie incessamment de le plonger. A l’époque où j’entrais dans la vie, que votre regard et votre sourire doraient pour moi d’une lumière si chaude, vous rappelez-vous mes projets? C’était là que je voulais aller m’ensevelir avec vous. Je vous enlevais à tout ce qui vous entourait, à ce monde où j’éprouvais toute sorte de joies et de souffrances dont j’ai perdu le secret, et c’était une idylle dont le souvenir m’émeut encore. Je vous offrais en cette retraite un royaume plus vaste que celui du ciel, mon amour; oui, madame, mon amour, qui m’inspirait tant de fierté, qui me semblait la vraie région de l’immortel et de l’infini. Malheureusement la maison de Sainte-Marcelle ne m’appartenait pas plus alors que vous ne vous apparteniez à vous-même. C’était ce que vous me répondiez en riant. La plus jeune de mes plus jeunes affections, l’aube fraîche, souriante et pure de la lumière brûlante qui devait m’envahir, Anna, ma cousine Anna, s’était envolée de cette demeure; mais sa mère, ma chère tante de Frédy, l’habitait toujours, et mon cousin Gaston, qui était au service depuis six mois, prétendait qu’il y passerait les années de sa retraite. Quand plus tard Anna, Gaston, puis celle qui m’avait élevé comme eux, aimé comme eux, ne furent plus pour moi que de chers et cruels souvenirs, quand le malheur m’eut rendu maître des lieux où le bonheur m’avait bercé, j’avais en vous cette adorable amie dont je cherche instinctivement la main, si je viens à sentir autour de moi des ténèbres trop froides et trop épaisses; depuis longtemps, l’héroïne de mes églogues m’avait quitté... Vous savez de quelles magiciennes j’ai été l’esclave. Celles-là se seraient bien moquées de moi si je leur avais proposé de me suivre à Sainte-Marcelle; mais je songeais à cet asile, et je me disais : Si jamais je puis renoncer aux bruyans