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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/402

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tachait à ce jeune homme, c’était l’intelligence d’un talent s’ignorant lui-même et ignoré de presque tous. Il jouissait de ce don inconnu comme on jouit d’un beau paysage que les admirations vulgaires n’ont point souillé. Souvent il avait parlé à Ottavio de Sainte-Marcelle, et l’Italien lui avait dit qu’il viendrait un jour visiter ce logis. Tous deux s’étaient promis les joies intimes des soirées passées entre la fumerie, les longs entretiens et les improvisations au piano. Aucune époque toutefois n’avait été assignée à ces réunions, et Jacques aurait juré à coup sûr qu’elles appartenaient au monde des chimères, quand tout à coup, le jour même où il venait de sacrifier à Lucette les projets matrimoniaux de Mme de Fernelles, il aperçut son ami le Vénitien qui envahissait sa retraite.

Ottavio n’était pas seul, il donnait le bras à une grande personne fort connue, que l’on a, je crois, surnommée Mandoline, parce que son parrain dans le monde où elle a acquis une sorte de célébrité fut don Sanche de Terzio, gentilhomme, poète et député espagnol. Excepté la couleur de sa chevelure et de ses yeux. Mandoline n’avait rien d’une Andalouse : c’était une robuste fille normande. Il y avait dans le choix que Ligoni avait fait d’elle pour sa compagne habituelle comme une arrière-pensée insolente à l’endroit des amours délicates et rêveuses. Mesrour fit un accueil cordial à Ligoni, et le soir la maison de Sainte-Marcelle prit vraiment un aspect insolite. C’étaient deux couples qui étaient à table dans cette salle à manger jadis si triste, deux couples fort différens à coup sûr. Ce contraste, qui frappa Jacques, le jeta dans de singulières rêveries.

Tandis que Mandoline s’abandonnait à ses allures habituelles et devisait bruyamment, en son langage, des seules choses qui lui fussent familières dans la vie parisienne, une sorte de tristesse s’était emparée de Lucette. Elle eut tout à coup un regard qui fit tressaillir Jacques dans les plus secrètes parties de son cœur. Il lui sembla que cette rêveuse enfant, assise à sa table, était sa chair, et que l’on froissait en elle, par les propos qu’elle était obligée de subir, ses délicatesses les plus sacrées. Elle ressemblait si peu à cette femme dont le hasard l’avait rapprochée! A une allusion grossière que lui fit Mandoline sur ses amours avec Jacques, elle répondit par quelques mots d’un embarras presque candide, qui commencèrent à troubler entièrement l’âme déjà fort ébranlée de notre ami. Plus Ligoni traitait sa compagne avec une familiarité moqueuse, plus Mesrour affectait vis-à-vis de la sienne une déférence pleine de tendresse. A la fin du repas, il lui dit à voix basse : « Je vous demande pardon, Lucette, de la soirée que je vous fais passer. Ah! si vous saviez combien vous me devenez chère par cette épreuve que je vous impose malgré moi ! » Et il baisa furtivement la main que lui