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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/405

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martyres d’où la victime et le bourreau sortent également brisés après avoir cent fois échangé leurs rôles.

D’ailleurs, ce cruel passé de sa maîtresse, s’il eût pu le mettre à néant, je crois vraiment qu’il ne l’eût point voulu, car c’est ici qu’il faut bien parler du terrible attrait de certaines amours. Manon a fait verser plus de larmes, de larmes brûlantes surtout, que Virginie. Si la sérénité d’une nature ingénue est un charme puissant, cette langueur que laisse après elle la première épreuve des passions humaines est un philtre bien plus puissant encore. Une singulière destinée avait réuni chez Lucette les deux moyens opposés de séduction. Une saine fraîcheur et un éclat fébrile se disputaient tour à tour sa beauté. Si la robe des Laïs, qu’elle avait portée un instant, l’avait imprégnée de ces irritans parfums qui s’évaporent avec tant de peine, elle avait conservé aussi la douce odeur du foyer, de sorte que Jacques se prenait cent fois par jour à l’adorer pour les motifs les plus contraires. Quelquefois il ressentait à son propos tous les attendrissemens maladifs qu’inspirent les créatures égarées. Puis, en d’autres instans, ce qu’il chérissait dans sa Lucette, c’était une grâce enfantine dont il se sentait touché avec une force qui l’étonnait. « Tu m’as fait connaître, lui a-t-il dit bien souvent, un sentiment que je ne pensais jamais éprouver. Quand tu marches, quand tu parles, je comprends le mystère qui se passe entre la mère et son enfant. Quand tu souris, oh ! vois-tu? quand tu souris d’un certain sourire, je me sens pénétré d’une émotion à la fois grave et joyeuse, d’un caractère si vif, si doux et si puissant, que j’ai envie d’en remercier Dieu. »

Tels étaient les élans auxquels s’abandonnait cette âme. Plus d’un a senti ces transports, mais sans les exprimer avec cette franchise et s’y livrer avec cette confiance. Lucette méritait-elle une passion semblable? Que de problèmes seraient résolus, si je pouvais répondre à cette question! Ce dont je suis toutefois bien convaincu, c’est qu’elle a compris et partagé souvent, sinon toujours, les sentimens dont elle était la cause. Jacques, qui en était venu à regarder son visage comme les marins regardent le ciel, pour y épier le moindre changement, Jacques a vu bien des fois cette charmante petite figure avoir tout à coup comme une dignité imposante. A l’instant même où elle se sent pénétrée par les rayons d’un véritable amour, point de femme qui ne prenne quelque chose d’auguste. Les véritables visions en ce monde, ce sont les aspects pleins de variété et d’éclat sous lesquels une même femme apparaît sans cesse à celui dont elle est aimée.

Parmi les mauvaises puissances qui pèsent sur notre vie et qui composent ce personnage sinistre que les anciens nommaient la