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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/51

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Cette lettre, mon ami, ne partira pas seule. Je viens à ce moment même de t’envoyer un messager, c’est un oiseau que j’ai recueilli en route, que j’ai ramené jusqu’ici comme un compagnon, le seul à bord dont l’intimité me fût agréable et qui fût discret. Peut-être oubliera-t-il que je l’ai sauvé du naufrage pour se souvenir seulement d’avoir été mon prisonnier. Il est entré dans ma cabine hier au soir, à la tombée de la nuit, par le hublot que j’avais ouvert pendant une courte embellie. Il était à demi mort de fatigue ; de lui-même il vint se réfugier dans ma main, tant il avait peur de cette vaste mer sans limites et sans point d’appui. Je l’ai nourri comme j’ai pu, de pain qu’il n’aimait guère et de mouches auxquelles toute la nuit j’ai donné la chasse. C’est un rouge-gorge, de tous les oiseaux peut-être le plus familier, le plus humble, le plus intéressant par sa faiblesse, son vol court et ses goûts sédentaires. Où donc allait-il dans cette saison ? Il retournait en France ; il en revenait peut-être ? Sans doute il avait son but, comme j’ai le mien. — Connais-tu, lui ai-je dit, avant de le rendre à sa destinée, avant de le remettre au vent qui l’emporte, à la mer à qui je le confie, connais-tu, sur une côte où j’aurais pu te voir, un village blanc dans un pays pâle, où l’absynthe amère croît jusqu’au bord des champs d’avoine ? Connais-tu une maison silencieuse et souvent fermée, une allée de tilleuls où l’on marche peu, des sentiers sous un bois grêle où les feuilles mortes s’amassent de bonne heure, et dont les oiseaux de ton espèce font leur séjour d’automne et d’hiver ? Si tu connais ce pays, cette maison champêtre qui est la mienne, retournes-y, ne fût-ce que pour un jour, et porte de mes nouvelles à ceux qui sont restés. — Je le posai sur ma fenêtre, il hésita ; je l’aidai de la main ; alors il ouvrit brusquement ses ailes ; le vent du soir, qui soufflait de la terre, le décida sans doute à partir, et je le vis s’élancer en droite ligne vers le nord.

Adieu, mon ami, adieu pour ce soir du moins. Je commence une absence dont je ne veux pas encore déterminer la durée ; mais sois tranquille : je ne viens pas au pays des Lotophages pour manger le fruit qui fait oublier la patrie.


Mustapha, 5 novembre.

À tous ceux qui me croient un voyageur, tu laisseras en effet supposer que je voyage, et tu diras que je pars. Si l’on demande où je vais, tu répondras que je suis en Afrique : c’est un mot magique qui prête aux conjectures, et qui fait rêver les amateurs de découvertes. À toi je puis avec humilité dire le fait comme il est : ce pays me plaît, il me suffit, et pour le moment je n’irai pas plus