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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/536

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— Ah ! le misérable ! s’écria Vandell.

— Arrêtez-le ! hurla le kaïd, qui s’élança sur Amar.

Mais personne n’eut le temps de le saisir ; il passa près de nous presque à nous renverser, se retourna pour voir qui le suivait, et siffla bruyamment. Son premier cheval, tout fatigué qu’il était, s’échappa des mains du palefrenier et partit comme un trait. Quelques secondes après, nous vîmes dans un flot de poussière un petit groupe de cavaliers lancés à toute bride à travers la plaine. À une petite distance en avant, à portée de pistolet tout au plus, on apercevait Ben-Arif, couché à plat ventre sur sa selle, qui piquait droit vers la montagne, et près de lui son cheval de rechange, la selle vide, qui galopait avec la légèreté d’un cheval sauvage.

Ce tragique incident fut si rapide, que je vis en même temps, et pour ainsi dire d’un seul coup d’œil, l’écart du cheval, la fuite d’Amar, puis le tumulte des gens qui s’empressaient autour de la personne atteinte, et que j’entendis à la fois les cris confus de : « Le misérable ! arrêtez ! courez ! » et des voix dans la foule qui disaient : « Elle est morte ! »

Je regardai Vandell, qui comprit mon geste et me dit : « Oui, c’est elle. »

C’était en eftet la pauvre Haoûa qui venait de recevoir en plein visage le terrible choc du cheval d’Amar. Elle n’était pas morte, mais elle avait au-dessus du sourcil droit une blessure béante qui lui labourait le crâne. Le sang qui s’en échappait à flots l’inondait de la tête aux pieds. Elle gémissait faiblement, les yeux hagards, complètement évanouie, et les traits décomposés par une horrible pâleur. Ou la porta dans sa petite tente, on la déposa sur un matelas. Tout de suite on courut aux cuisines pour y faire rougir des fers, méthode arabe qui consiste à soigner les blessures avec des moxas ; mais le kaïd et Vandell, qui l’examinaient, dirent l’un après l’autre : « C’est inutile. »

Au bout d’une heure seulement, elle reprit connaissance, son regard devint mobile, et son bel œil éteint nous regarda comme à travers un voile de sang.

Ya, habibi ! me dit-elle, ô mon ami ! je suis tuée. — Elle fit un second efî"ort pour se faire entendre, et dit : — Il m’a tuée !

Il y avait foule autour de la blessée, et des attroupemens de curieux commentaient, expliquaient avec la plus bruyante émotion l’accident qui ne passait aux yeux de personne pour une maladresse de Ben-Arif.

— Il l’a tuée et bien tuée, me dit Vandell... Il l’a voulu... Peut-être le voulait-il depuis longtemps… C’était sa femme… On le dit ici, et si nous avions été plus curieux, nous l’aurions su plus tôt. Il a tué son premier mari pour l’épouser ; elle l’a quitté en le sachant