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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/577

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Quand on l’avait regardée un instant, on disait : « Elle est étrange! »

Mme Fortuni se leva bientôt et remonta dans sa voiture. Les deux officiers la suivirent de loin. Ils se dirigèrent vers la ville.

— Vous lui faites la cour? dit William.

— A peine, répondit Nourakof; juste ce qu’il faut pour passer le temps.

— Elle m’a l’air, ajouta Spentley, d’une intrigante qui vient chercher fortune à Varna.

— Mon ami, reprit l’officier russe, voici sa biographie officielle. Je vous parlerai comme un dictionnaire d’histoire et de géographie. Antonia est née, il y a vingt-deux ou vingt-trois ans, dans la province de Servie. Elle épousa fort jeune, vers quinze ans, un médecin italien, et le suivit dans ses voyages. Ce sont de curieuses odyssées, mon ami, que les vies des médecins dans les pays d’Orient. Ils y font successivement tous les métiers et ne restent guère en place. Il me serait difficile de vous raconter toute l’existence de M. Fortuni. On le trouve une première fois établi à Venise, saignant et purgeant les filles des doges, puis à Bucharest, où il guérit les migraines des boyardes. On le voit plus tard à Constantinople médecin in partibus du harem impérial. On le rencontre à certains momens en Égypte, vendant d’une main des sacs de blé, et de l’autre des emplâtres pour les ophthalmies. Quand Omer-Pacha fit la campagne du Danube, Fortuni était avec lui, s’occupant de l’intendance de l’armée et donnant ses avis sur la conduite de la guerre. On le revoit ensuite à Smyrne, à Bagdad, à Damas. Il est alors ingénieur, et veut canaliser le Tigre et l’Euphrate. Que sais-je? Au milieu de cette vie bigarrée, il y a des lacunes, des années dont l’emploi reste obscur, et au sujet desquelles l’imagination peut se donner carrière. Mme Fortuni n’a jamais quitté son mari, et s’est trouvée mêlée à toutes ses aventures. Elle a vu de près la plupart des personnages célèbres de l’Orient; elle a vécu de la vie des peuples les plus divers. Si vous la cultivez, elle vous racontera plus d’une anecdote piquante, et vous verrez chez elle une très agréable collection de costumes féminins.

— Alors, dit Spentley, pourquoi met-elle celui qu’elle a sur le dos en ce moment?

— Ah! mon ami, vous saisissez ici dans le vif le jeu de la civilisation. Mme Fortuni est ainsi vêtue parce qu’elle est civilisée; si elle ne l’était pas, elle porterait sans doute une de ces adorables vestes qu’elle vous montrera.

— Et le mari, qu’est-il devenu? demanda l’Anglais.

— Il est mort l’an dernier, pendant qu’il faisait dans l’armée turque la campagne de Géorgie. Sa femme, qui l’attendait à Smyrne,