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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/622

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fonde qu’il y a trouvé le germe de sa théodicée. Toutefois, avant de le suivre si haut, cherchons dans des détails d’un ordre inférieur comment il s’initie peu à peu au monde nouveau qu’il a d’abord mesuré d’un regard trop vaste, et voyons-le passer des opinions que sa jeunesse a reçues à celles qui vont lui venir de la contemplation des événemens et de la pratique des affaires

Si, pendant vingt ans, au sénat de Chambéry, il avait pu contracter ce sentiment excessif de l’autorité, qui est la tentation du magistrat, et qui a peut-être déterminé en lui, par le tour du caractère, le tour des opinions, il put apprendre par expérience, dès qu’il fut appelé à un contact plus immédiat du pouvoir, combien de petitesses, d’ignorances, d’ingratitudes et de tiraillemens anarchiques se cachent sous l’éblouissant fantôme de l’autorité absolue. Le roi de Sardaigne, dans ses plus grandes adversités, n’avait pu se défendre des hommes semblables à lui dont il s’était entouré, ombrageux, minutieux, pleins de préjugés, jaloux du mérite qui ne se recommande que de lui-même, et incapables de sortir de leur routine, même en présence des renversemens les plus complets. La vieille antipathie des gens de cour contre les gens de robe les divisait encore dans la ruine commune; quiconque osait conseiller l’alliance française, commandée par les circonstances, était réputé jacobin, et de Maistre n’échappait point à cette injure. Ils lui rendirent, dans sa mission à Saint-Pétersbourg, auprès de la seule cour qui pût et voulût servir la Sardaigne, et où lui seul pouvait réussir, sa situation insoutenable et ridicule. On accumulait sur lui à plaisir tous les dégoûts, comme pour le forcer à y renoncer, et, quand il y renonçait en effet, on exigeait qu’il restât. Ruiné par la confiscation française, envoyé en Russie, à travers l’Italie et l’Allemagne, presque sans argent, on ne lui tenait pas même compte des frais de son voyage : son traitement restait arriéré; sa femme, seule à Turin, vendait son argenterie pour vivre. Lui-même, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire, n’avait à Saint-Pétersbourg ni hôtel ni voiture; il lui fallut s’abriter d’abord dans une auberge, puis dans un appartement que venait de quitter un dentiste. Il ne pouvait paraître aux fêtes ni aux revues, faute d’un ruban ou d’un habit; souvent il ne pouvait sortir par le froid, faute d’une pelisse. Son gouvernement le réduisait à réclamer sans cesse, à disputer, à mendier son traitement. « Je prends le parti, monsieur le chevalier, de vous envoyer tout uniment une feuille de mon livre de comptes tel qu’il est griffonné par mon valet de chambre... Cela est horrible et insupportable... J’en ai honte comme si j’avais tort. » On lui donnait l’espoir d’être indemnisé après la paix : « Qu’est-ce que ma femme peut acheter avec un espoir? » Il demande la grand’croix de Saint-Maurice, afin de n’avoir pas l’air d’un commissionnaire ra-