Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/642

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’avait d’autre base que le monde ? Comment a-t-il pu vouloir, contre tous ses principes, constituer ce pouvoir a priori par une délibération européenne, — et cela à titre d’infaillible, au milieu de la rébellion universelle contre toute infaillibilité ? Pourtant alors, en pleine possession de ses facultés et de son expérience, il vivait non dans un cloître à l’abri de tous les bruits du monde, mais dans la région la plus positive des affaires, où il se signalait par le tact des hommes et des choses, et où l’on n’a pour ainsi dire d’autre occupation que de percer à jour toute sorte d’illusions. Le prendre absolument à la lettre, ne serait-ce pas taxer ce diplomate railleur d’une invraisemblable absurdité ? et ne faut-il pas chercher sous cette forme du passé une idée plus générale, conforme à celles que nous lui avons déjà trouvées, et déposée là pour l’avenir, qu’il croyait toujours entrevoir ?

Ici nous touchons au dogme. C’est donc le moment d’interroger à fond la pensée de de Maistre. Rappelons-nous d’abord deux choses : l’une qu’il est un croyant sincère, l’autre qu’il est un esprit très libre ; or en pareil cas il est « difficile à l’homme d’être un. » Les plus profonds moralistes, les mystiques qui se sont le plus repliés sur eux-mêmes, ne tarissent pas sur l’obscurité des abîmes de la conscience ; mais ce n’est pas seulement la conscience morale qui s’enveloppe sans cesse d’illusions et nous trompe sur nos plus intimes dispositions : la conscience de l’esprit se connaît souvent bien moins encore, et il s’en faut que nous sachions toujours quelles idées se cachent dans nos idées. Ces complications, ces prolongemens obscurs de nos pensées se forment surtout dans les temps et dans les hommes qui innovent. La révolution n’avait pas seulement détruit l’ancien régime, mais aussi l’ancienne controverse. De Maistre est forcé d’innover. Il écrit, dit-il, de nouveaux argumens, parce qu’on n’écoute plus les anciens. Le prêtre, par cela seul qu’il est prêtre, est suspect de répéter ce qu’on sait déjà et ce qui ne persuade plus, tandis que lorsqu’un laïque aborde les hautes questions, on lui prête volontiers l’oreille. Que veulent dire ces mots voilés, si ce n’est que les textes et l’autorité, l’ancienne critique et les anciens argumens sont repoussés d’avance, et qu’il faut des preuves laïques, c’est-à-dire purement rationnelles ? Il n’était pas seul à comprendre cette situation, dont les conséquences sont immenses ; nulle part elle ne s’explique mieux que dans une lettre de Lamennais adressée à de Maistre en 1821. « Je suis étonné, lui dit-il, que Rome ait eu tant de peine à comprendre vos magnifiques idées sur le pouvoir pontifical. Si je jugeais des Romains par les livres qui nous viennent de leur pays, j’aurais quelque penchant à croire qu’ils sont un peu en arrière de la société. On dirait à les lire que rien n’a changé dans le monde depuis un demi-siècle. Ils défendent la religion comme ils