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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/69

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d’anneaux de jambes, de bracelets, étincelaient à ses doigts maigres, recourbés comme des crochets. Ses mains, pleines de bijoux, ressemblaient à des écrins. Perdu sous cette montagne de bardes, n’ayant de libre que le visage, il arriva, la bouche grande ouverte, criant avec véhémence le prix du premier objet mis à l’encan. Il allait et venait, montant et descendant la rue entre deux haies d’acheteurs, ne s’arrêtant guère et n’adjugeant que de loin en loin.

Le carrefour occupe à peu près le centre de l’ancienne ville, à peu de distance de la Kasbah. C’est ici le dernier refuge de la vie arabe, le cœur même du vieux Alger, et je ne connais pas de lieu de conversation plus retiré, ni plus frais, ni mieux disposé. Un côté du carrefour est abattu, celui qui regarde le midi, de sorte qu’on a tout près de soi, pour égayer l’ombre, une assez vaste clairière remplie de soleil, et pour horizon la vue de la mer. Le charme de la vie arabe se compose invariablement de ces deux contrastes : un nid sombre entouré de lumière, un endroit clos d’où la vue peut s’étendre, un séjour étroit avec le plaisir de respirer l’air du large et de regarder loin. Pour rendre ce séjour plus habitable, et pour qu’on puisse au besoin s’y passer du reste du monde, il y a là une mosquée, des barbiers et des cafés, les trois choses les plus nécessaires à un peuple amateur de nouvelles, ayant du temps à perdre, et dévot. On y passe, on y vient, on s’y arrête. Beaucoup de gens n’en sortent jamais ni le jour ni la nuit, ceux qui n’ont pas d’autre chambre à coucher que ce dortoir public et pas d’autre lit que la banquette des échoppes ou le dur pavé de la rue. Enfin j’y rencontre une bonne partie des désœuvrés de la ville, et c’est peut-être à leur exemple que je m’y complais.

Tu sais où nous prenions notre café ; c’était près de l’extrémité de la rue, à côté d’une boutique tenue par un Syrien : — au sommet de la rue, car elle est en pente, une école ; à l’angle du carrefour un grainetier ; à droite, à gauche, un peu partout, des bancs garnis de nattes où des gens fumaient, buvaient et jouaient aux dames ; précisément en face de nous, la porte basse de la mosquée de Mohammed-el-Scheriff et la fontaine aux ablutions ; au milieu de tout cela, un certain murmure de foule en mouvement qui n’était ni du bruit ni du silence. Le seul bruit véritable et continu qu’on entendît de seconde en seconde, c’était la voix du marchand crieur public qui répétait son éternelle arithmétique : Tlela douro, arba douro, khamsa douro, trois douros, quatre douros, cinq douros. Les choses n’ont pas changé, et tu pourras d’autant plus aisément te reconnaître au milieu du petit monde où je te ramène.

La maison d’école est encore là ; elle y demeurera tant que vivra le maître, elle y sera sans doute après lui, et pourquoi non ? Si l’on