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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/722

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Ah ! malgré l’ennui de l’heure présente, laissez-les vivre, laissez-les connaître, laissez-les achever leur année! — Que voulons-nous à notre tour? Si la science tue les plus robustes intelligences, à plus forte raison ces frêles enfans. Et comme elles meurent consolées! « Ah! dit l’une, il fait bon mourir! » Et l’autre : « Il ne vous faut pas pleurer, ma mère, je ne me regrette pas! » Est-il rien de plus triste et de plus doux que cette dernière parole? C’est ainsi qu’avec un mot, une phrase, l’auteur des Horizons prochains peint tout un tableau, raconte toute une situation, expose tout un caractère. « Elle avait, dit-il d’une de ces jeunes filles ainsi vouées à La consomption comme les vierges d’Athènes au Minotaure, elle avait ce pas net et modeste qui ramène au logis les jeunes filles travailleuses.» Ne vous semble-t-il pas qu’il eût fallu toute la délicatesse et tout l’idéal du pinceau d’Arj-Scheffer pour transporter ces deux lignes sur la toile, et n’est-ce pas là Marguerite sortant de l’église et désignée à Faust par Méphistophélès ?

Malgré une foule de traits communs, malgré surtout l’idée commune, le mens agitat molem qui les unit, ces personnages, je le répète, ont chacun une physionomie distincte. L’art employé à définir les différences délicates qui les séparent est très grand, à cause même des détails que l’auteur se refuse. Une remarquable concision enchaîne les uns aux autres, sans déductions apparentes, sans développemens analytiques, les faits exposés, et néanmoins cette concision est entièrement exempte de lacunes et de sécheresse. Le récit est présenté de telle sorte qu’aucun sous-entendu n’échappe au lecteur, libre de compléter à sa guise des indications assez précises cependant pour que le dénoûment n’en soit pas modifié. Quand le livre n’a pas pour but la régularité de l’action, il y a sans contredit un grand charme à se sentir ainsi appelé par l’auteur à partager sa pensée intime et à entrer de moitié avec lui dans l’invention.

Toutefois l’auteur des Horizons prochains s’est réservé dans son œuvre une part qu’il a entièrement développée et fécondée, celle du paysage. Nous ne craignons pas de dire qu’au point de vue purement littéraire et descriptif, cette partie est irréprochable : le site est sous les yeux, on le voit, on ne l’oublie plus. Ce n’est pas seulement de la description : un élément y domine, dont on peut se rendre compte en comparant ces pages écrites aux horizons peints par les illustres maîtres. Ici et là, c’est le même procédé : la réalité elle-même, mais traduite. Elle est donc accompagnée d’une interprétation morale, latente néanmoins et seulement visible pour les yeux de l’esprit, puisque de part et d’autre le pinceau et la plume se bornent à une reproduction pure et simple des objets; mais tandis que la toile présente ces objets sous une forme en quelque sorte réelle et palpable, il faut que l’écrivain, pour arriver finalement au même résultat, surmonte l’énorme difficulté d’entourer ce qu’il décrit d’une double perspective, d’un double jeu de lumière et d’ombre. La difficulté est d’autant plus grande que nos habitudes et nos mœurs intellectuelles sont ici prises à rebours. Ordinairement nous allons du corps à l’esprit, nous généralisons, nous subtilisons encore ce que nous percevons sous une forme abstraite, mais pour que le paysage dont nous lisons la description finisse par nous apparaître pour ainsi dire à l’état de souvenir et comme quelque chose de déjà vu, il faut aller de l’esprit au corps et de la perception morale conclure