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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/771

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que le jeu d’un appareil mécanique ; aucun dès lors ne donnera des résultats aussi rigoureusement exacts, ni plus expressément empreints des qualités du modèle.

Traduction rigoureuse, soit ; mais cette traduction sera inerte et forcément circonscrite dans les limites du mot à mot. On a publié, il y a environ vingt années, une version française de la Divine Comédie dans laquelle le traducteur, par un excessif parti-pris de fidélité, avait prétendu rendre jusqu’à la physionomie extérieure, jusqu’au nombre des vers et presque des syllabes dont se compose le texte original. Qu’est-il résulté de l’entreprise ? Une copie difforme, où le sens poétique se fausse et disparaît sous les bizarreries de l’expression, où la recherche à outrance du littéral n’aboutit qu’à un maigre décalque, à une ressemblance figée. Les opérations photographiques ont des effets analogues. En passant par l’objectif, la vérité devient trop vraie pour ainsi dire, parce qu’elle ne nous livre que ses caractères matériels. Il faut le burin d’un artiste, il faut un instrument intelligent pour s’assimiler et contrôler à la fois ces dehors du réel. Une gravure n’est pas seulement la transcription des formes déterminées dans un tableau ou dans un dessin, c’est aussi la confirmation par des moyens d’expression particuliers, c’est quelquefois le développement des intentions qu’a pu avoir l’auteur de ce dessin ou de ce tableau. Les qualités propres à Lebrun apparaissent moins clairement dans les toiles mêmes du maître que dans les planches de Gérard Audran, parce que le graveur, pour mettre ces qualités en relief, a su dissimuler ou réviser les erreurs qui les déparaient. Qu’eût fait la photographie en pareil cas, sinon d’appuyer lourdement sur le tout et d’enregistrer avec une niaise impartialité les fautes aussi bien que les témoignages du talent ? C’est cette impuissance fatale à discerner, dans un travail de reproduction, entre ce qu’il convient de transcrire et ce qu’il faut interpréter, ce sont ces infirmités radicales qui condamnent éternellement la photographie au rôle d’une industrie au-dessous et en dehors de l’art. La photographie ne sait et ne peut que parodier l’apparence des modèles qu’on lui propose ; la gravure réussit à s’en approprier la physionomie intime et le sens. Nous sommes enclins aujourd’hui à nous contenter de la lettre morte, rien de mieux : suit-il de là toutefois qu’elle doive désormais nous suffire ? Le sentiment de l’art est-il éteint parmi nous parce que nous faisons une part trop large aux bienfaits des découvertes nouvelles ? Je ne voudrais pour preuve du contraire que l’empressement avec lequel on recherche les œuvres de la gravure ancienne ; n’y a-t-il pas dans ce fait une sorte de démenti à l’indifférence ou aux prédilections fâcheuses que nous affichons ailleurs ?