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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/813

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blique, quand on les lui promettait avec le pouvoir, sauf à faire son choix plus tard, s’il se trouvait qu’il n’y eût pas moyen de tout garder? Ainsi de part et d’autre on était content d’Isocrate, et il plaisait en Macédoine sans rien perdre dans Athènes de ses droits au titre de bon citoyen. Il était comme ces prédicateurs des rois qui font leur cour tout en déclamant contre les vices de la cour; on leur permet de débiter leur morale, on les récompense même pour cela, parce qu’elle n’a pas la prétention de rien changer à ce qui se passe. Il était honoré et honorable, mais il n’allait pas jusqu’aux vraies vertus de l’homme et de l’orateur.

Entre l’auteur de la Lettre à Philippe et l’auteur des Philippiques, nous ne pouvons hésiter. C’est Isocrate lui-même qui nous a forcé à ce parallèle (qu’il faudrait pouvoir lui épargner) en apportant au Macédonien ses hommages et ses conseils. Jusque-là sa politique restait en dehors et, si l’on veut, au-dessus de la politique des hommes d’état. Il disait aux Grecs : Accordez-vous, aimez-vous, tournez vos forces contre le Perse, l’ennemi commun. Il disait aux Athéniens : Soyez sages et justes. Il célébrait la vieille gloire de sa patrie. C’était un beau rôle, où il n’avait pas plus de rival que d’adversaire. Mais quand il intervient dans une négociation entre Philippe et Athènes, qu’il s’intéresse à cet homme jusqu’à se faire sa caution, et prend parti pour lui jusqu’à lui déférer l’hégémonie; quand il s’inspire à ce point et de cette manière des intérêts et des passions du moment, il ne peut échapper à la comparaison avec celui qui a été en ce même temps l’âme d’Athènes; il n’y peut échapper, et il ne peut non plus la soutenir. La supériorité de Démosthène n’est pas seulement qu’il agit par la parole, mais qu’il agit en grand citoyen. Notre cœur se donne à l’âpre orateur qui n’a pas attendu, pour s’inquiéter et pour s’indigner, que Philippe fût à Chéronée, qui luttait déjà quinze ans auparavant contre la fortune des Macédoniens, et la défiait encore quinze ans après, sans que la force ait pu lui apprendre la servitude, qui ne céda pas même à la gloire d’Alexandre, et ne se laissa pas livrer vivant à Antipater. Il s’est trompé en se flattant qu’on pourrait repousser l’esclavage, il a trop présumé de son pays: cela est vrai, comme il est vrai qu’Isocrate, quand il avoue devant Philippe l’impuissance de la Grèce et d’Athènes, a le malheur d’avoir raison; mais tant de jugement et de prévoyance nous attriste, et nous aimons mieux l’erreur de celui qui fait son devoir et laisse faire aux dieux. Aussi bien, si Athènes a été vaincue, elle a dû à sa résistance de rester grande après la défaite, et de voir un Alexandre se donner de la peine pour être loué des Athéniens. La passion est ainsi quelquefois, non pas plus généreuse seulement, mais plus sage que la sagesse. Celle de Démosthène s’échappe en accens sublimes. Le cri fameux : « Vous vous seriez bientôt fait