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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/818

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qui est le plus beau don de son génie et ce vif sentiment des grandeurs de la patrie, où nous nous complaisons encore avec lui. Et de quelque distance que Démosthène dépasse Isocrate, Démosthène pourtant, je le crois, n’entendait pas sans respect, et peut-être même sans envie, cette éloquence sereine, libre de toute précipitation et de tout hasard, qui choisit ses pensées comme ses paroles, qui n’a jamais à se prêter aux sentimens déplaisans, qui n’abaisse jamais ni soi ni ceux qui l’écoutent, qui ne se nourrit que de nobles idées, et ne présente ainsi à l’esprit humain qu’une belle image de lui-même.

La critique ne sépare pas aujourd’hui la forme du fond, et analyser le talent d’Isocrate, c’est reprendre l’étude de sa personne sous un autre aspect. Son discours sera noble comme ses sentimens et ses goûts, et il manquera de force comme son caractère. Son éloquence représentera les beaux côtés de son âme, et sa rhétorique en trahira les deux faiblesses : la timidité et la vanité. Je crains bien que l’analyse de son talent ne paraisse froide, venant après de plus grands objets; mais ce que je me suis proposé d’étudier, c’est Isocrate, et ce qui domine après tout dans Isocrate, c’est le maître en l’art du discours. Cette étude ne serait pas sincère, si je m’oubliais à contempler Athènes, sa gloire et sa chute, le deuil de la liberté, les pensées que tout ce passé nous suggère, et si je négligeais ce qui est plus proprement mon sujet. Et pourquoi penserais-je qu’on ne puisse s’intéresser encore à ces détails? Le nombre est-il si petit de ceux qui aiment les choses littéraires, qui sont sensibles à une composition savante, à un tour heureux, qui se plaisent à pénétrer les secrets d’un maître, à démêler ce qui est bon, ce qui est mauvais, et le pourquoi de tout cela? On a peu de temps, je le sais, mais pourtant les sociétés les plus affairées, et dont la vie n’est qu’un tourbillon, trouvent du temps pour les jouissances des arts et prétendent là-dessus aux délicatesses les plus raffinées. Le style aussi est un art; dédaignerait-on seulement celui-là? Et quand on se montre si curieux en fait de dessins ou de ciselures, n’aurait-on qu’indifférence pour les belles phrases et les discours achevés? Isocrate est un grand artiste; Courier s’écrie quelque part : « Quel merveilleux écrivain que cet Isocrate ! Nul n’a su mieux son métier. » Mais on aurait pu lui dire comme à l’amant de Laïs : « Tu ne possèdes pas l’art, l’art te possède. » Il a l’intempérance de la parole, vice originel et indélébile de l’esprit grec, qui se fait sentir jusque dans ses œuvres les plus sérieuses et les plus fortes, et y trahit ce je ne sais quoi de léger, de mensonger et de vide, qu’on lui a reproché dans tous les temps. Il joue avec l’éloquence, et ce qui frappe tout d’abord est la forme purement factice de la plupart de ses œuvres. Sa lettre oratoire à Philippe est la seule qui se donne pour ce qu’elle est, c’est-à-dire pour