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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/830

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Notre éloquence française ne s’est pas formée non plus sans un maître de l’art du discours; Balzac a été à Pascal et à Bossuet ce qu’Isocrate est à Démosthène. Avant Balzac, nous avions déjà Malherbe, à qui nous devions l’éloquence en vers. Ils sont épris tous deux de la beauté de la forme, de la valeur d’un mot mis à sa place, de l’agrément d’une juste cadence. Ils ont peu d’idées et une médiocre puissance d’invention, parce qu’ils ont assez à faire d’inventer le style, c’est-à-dire les détails. Ils ne connaissent pas les élans de la passion, étant tout entiers au soin de bien dire. L’art pourtant ne pouvant travailler à vide, le leur, comme celui d’Isocrate, s’exerce sur les belles moralités qu’ils se plaisent à mettre en lumière. Leur éloquence prêche et se répand volontiers en sentences; ils aiment aussi à louer, et ils y excellent. Comme Isocrate encore, ils n’ont jamais assez poli leur travail et ne peuvent se décider à finir. Il y a dans Balzac un Entretien sur cette pensée, qu’il n’est pas possible d’écrire beaucoup et de bien écrire, où il fait un principe de cette lenteur isocratique de composition : « Chose étrange! dit-il, on s’étonne qu’un artisan (un artisan en discours, nous dirions aujourd’hui un artiste) mette six ans à faire une pièce, et on ne s’étonne point que la plupart des hommes en mettent soixante à ne rien faire. » Isocrate eût avoué la forme aussi bien que le fond de cette spirituelle défense. Après tout, il n’y a rien à reprocher ni à lui ni à ses disciples. Celui qui n’écrit pas pour agir, et pour agir à un jour donné, pour apporter aux esprits une vérité nouvelle, ou les amener à une décision particulière; celui qui ne plaide point et ne livre point un combat, qui se propose seulement de mettre dans tout leur jour des vérités banales, quoique pas assez senties, et de leur donner toute leur valeur ; celui qui développe des pensées morales ou des impressions littéraires qui appartiennent à tous autant qu’à lui, quoique tous ne les prennent pas autant à cœur, celui-là ne peut jamais être satisfait; il ne dit pas tout ce qu’il veut ni comme il le veut, il n’aperçoit dans son discours ni l’ordre, ni la précision, ni le relief qu’il voudrait y mettre; il ne peut rendre ce que lui représente son goût ou sa conscience, et sentant que, quoi qu’on fasse, on ne fera jamais assez, il pardonne aisément aux Isocrate, aux Malherbe et aux Balzac leurs scrupules infinis et leurs retouches obstinées.

Laissons Malherbe pour nous en tenir à Balzac et à la prose. A l’occasion de son Socrate chrétien, M. Sainte-Beuve remarque qu’il faudrait plutôt dire l’Isocrate chrétien, et en effet Balzac rappelle Isocrate de toute manière : pour le fond, en ce qu’il fait comme lui de la politique, mais de la politique de moraliste, et non d’homme d’état, conseiller qui ne se charge pas de pourvoir aux affaires, mais de