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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/851

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regards enivrans ! Il l’adore et veut être payé de retour. D’autres parures suivront. Et pourtant la vie est chère dans ces murs !

« Il y a bien un moyen fort simple de s’enrichir; la caisse du gouvernement est là….. Mais notre fonctionnaire avait été gâté dès son enfance par les connaissances pernicieuses qu’on lui avait inculquées. C’était un homme de la nouvelle génération ; il tenait avant tout à l’honneur, et considérait même tout revenant-bon comme un vol, le libéral[1] ! Il aurait bien voulu vivre avec plus de simplicité; mais Macha n’entendait pas raison. »


Cette remarque faite, le poète nous dépeint avec un calme ironique les tourmens qui minent l’honnête époux. « Si ses jours sont pleins de tristesse, il a des minutes de bonheur; mais il semble que le bonheur même soit pernicieux à une âme fatiguée. Bientôt Macha le couchera dans un cercueil, et la pauvrette se lamentera, elle se demandera pourquoi il s’est si vite consumé. » Ailleurs, dans une pièce intitulée un Bon Parti, M. Nekrassof entremêle avec non moins d’habileté le persiflage et la peinture de mœurs. «Sur les froides rives de la Neva, dans la ville brumeuse de Pierre le Grand, vivait un certain M. Dolgof... C’était un bon et simple père de famille, un fonctionnaire modèle qui n’avait gagné dans ses fonctions qu’une seule maison; il est vrai qu’elle avait cinq étages. » Parfois enfin la verve satirique ne se contient plus, et le sommeil de l’enfance ne suffit même pas à la désarmer. L’iambe vengeur se glisse jusque dans un Chant du Berceau.


« Dors, vaurien, pendant que tu es inoffensif! — Do, l’enfant, do.

« La lune cuivrée projette discrètement sa lueur sur ton berceau ! — Ce n’est point une histoire en l’air que je me propose de conter. — Je vais chanter la vérité! — Toi, continue à reposer les yeux fermés. — Do, l’enfant, do.

« Une heureuse nouvelle s’est répandue dans la province. — Ton père, coupable de tant de méfaits, vient enfin — d’être mis en jugement; — mais ton père, coquin fieffé, saura se tirer d’affaire. — Dors, vaurien, pendant que tu es honnête! — Do, l’enfant, do.

« En grandissant, tu apprendras à connaître le monde chrétien; — tu achèteras un habit de scribe et tu prendras la plume. — Tu diras hypocritement : « Je suis honnête, je suis pour la justice. » — Dors, ton avenir est assuré. — Do, l’enfant, do.

« Tu auras l’air grave d’un fonctionnaire et tu seras coquin dans l’âme. — Après t’avoir reconduit jusqu’à ma porte, je ferai un geste de mépris. — Tu apprendras à plier gracieusement le dos….. — Dors, vaurien, pendant que tu es innocent. — Do, l’enfant, do.

« Quoique doux et craintif comme un petit mouton et très borné, — tu sauras arriver en rampant jusqu’à une bonne place sans te laisser prendre en faute. — Dors, pendant que tu ne sais pas voler ! — Do, l’enfant, do.

  1. C’est ainsi que sous le dernier règne on désignait tous les hommes qui désapprouvaient la marche du gouvernement.