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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/857

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ment du règne dernier, la place du palais d’hiver. Le parti de la réforme est, dans son ensemble, sincèrement attaché au nouveau souverain; les changemens qu’il réclame ne portent que sur des questions auxquelles la justice et l’humanité commandent de se dévouer. La réforme administrative, la réforme de la condition des paysans, ce sont là des mesures qu’appellent de leurs vœux tous les esprits éclairés, tous les hommes libéraux, plus nombreux qu’on ne le pense dans la société russe, et dont M. Nekrassof s’est fait l’énergique interprète.

Après avoir si vivement traduit les révoltes de l’esprit national contre un régime aujourd’hui abandonné, M. Nekrassof a maintenant une nouvelle tâche à remplir. Il faut qu’il célèbre le mouvement libéral dans la phase calme et féconde où il est entré. À ce point de vue, on ne peut accepter sans réserve les tristes paroles qui terminent son livre.


« O muse de la douleur et de la vengeance, s’écrie-t-il, cesse tes chants! Je ne veux plus troubler le sommeil d’autrui ; nous avons assez maudit ensemble; lorsque je serai seul, je saurai me taire et mourir. Pourquoi cet air sombre et ces pleurs? Cela ne soulage pas! Les plaintes qu’exhale mon cœur me troublent et m’attristent comme le cri que jette la porte d’une prison. Tout a une fin ; ce n’est pas. vainement que ma route a été obscurcie par les orages; maintenant le ciel ne s’éclaircira plus pour moi; il ne jettera plus sur mon cœur un rayon vivifiant...

« Rayon enchanteur! amour et espérance! je t’ai appelé en rêve et dans mes veilles, au milieu des travaux, dans l’ardeur de la lutte et sur le bord du précipice. Je t’ai appelé; mais maintenant je ne t’appelle plus! Je ne voudrais point voir l’abîme que tu peux éclairer... Le cœur qui est fatigué de haïr ne saurait plus aimer... »


Que M. Nekrassof oublie de tels accens ! Le spectacle que présente la Russie doit soutenir et encourager le poète accueilli par les nouvelles générations avec tant d’enthousiasme. Elle est encore loin sans doute d’être régénérée; mais les abus et les souffrances contre lesquels M. Nekrassof s’est élevé avec tant d’âpreté sont reconnus, et le gouvernement d’Alexandre II se prépare décidément à y porter remède. Que peut-on souhaiter de plus en ce moment? Il a fallu à la Russie deux siècles pour se délivrer de l’oppression des Tartares. L’œuvre dont elle vient d’entreprendre l’accomplissement n’est pas moins difficile; les mauvaises passions qui la tyrannisent ne se laisseront pas déraciner sans résistance. La lutte sera longue, n’en doutons pas, mais le parti de la réforme est assuré de vaincre. M. Nekrassof a dignement traduit ses colères; il lui reste à célébrer ses espérances.


H. DELAVEAU.