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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/878

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au service de l’étranger cette somme énorme de savoir et d’expérience! Nous pouvons en parler, nous qu’il a aussi, dans nos divers séjours à Berlin, tant de fois conduit à travers les ombres de ces âges évanouis. On connaît ces figures d’héroïques retardataires qui longtemps après la fin de la chevalerie conservaient encore, soit dans leurs châteaux, soit à la cour des princes, les façons d’être et le langage d’une période disparue : ainsi se montre à nous M. de Varnhagen. En lui se personnifie le vrai représentant, le chevalier sans peur et sans reproche de cette époque berlinoise tout aimable, galante et spirituelle, qui commence au prince Louis-Ferdinand et finit au professeur Gans. « Une rare vivacité d’élocution, écrit M. de Sternberg, un don singulier de ne jamais laisser languir l’intérêt, d’être attrayant sans prétention, instructif sans pédantisme, de savoir raconter avec calme des choses qui nous passionnent, font de M. de Varnhagen le premier des maîtres dans cet art des mémoires parlés qu’on nomme la conversation. »

Il y a vingt ans environ, M. de Varnhagen commença la publication d’un grand ouvrage qu’il a peu à peu complété, et qui, sous forme de mémoires, contient d’admirables études biographiques sur diverses notabilités militaires. Sa galerie de héros prussiens est un chef-d’œuvre que Plutarque ne désavouerait pas. Il faut dire aussi que M. de Varnhagen eut l’heureuse chance de voir tout par lui-même, l’inestimable avantage de penser et d’écrire en quelque sorte au milieu des événemens. Si le flot le rejeta soudainement sur le rivage, le laissant libre de s’y livrer à ses contemplations, il n’en avait pas moins, en intrépide nageur, monté et descendu les courans d’une mer pleine d’orages et de périls. Il a cela de commun avec les anciens, auxquels souvent on le compare, que ses écrits portent l’empreinte de sa destinée[1]. Sa naissance, sa vocation intérieure, ses mérites et, si l’on veut, sa bonne étoile, tout conspira pour l’entraîner vers les points les plus opposés du mouvement de son époque. Né à Düsseldorf, sur ces bords d’où l’Allemagne semble tendre la main à la France, il eut dès l’enfance occasion d’observer les sympathies des deux peuples. Après avoir passé à Strasbourg les premières années de la révolution, il vit Hambourg, puis Halle, où professaient alors Wolf, Schleiermacher et Steffens. Enfin ce fut Berlin et sa jeune école poétique qui s’emparèrent de son enthousiasme : Arnim, Chamisso, Novalis, toute une pléiade de génies charmans, qui l’entraînaient insensiblement hors de sa voie, lorsqu’apparut Rahel juste à temps pour le ramener.

  1. « Varnhagen a dans la forme cette simplicité classique qui semble le privilège des historiens de l’antiquité, et pour la grâce naïve se rapproche beaucoup de Xénophon. » Gustave Kühne, Portraits, p. 181, tome Ier.