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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/91

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saules-marceaux couverts en ce moment de jolis chatons dorés que suçaient avec avidité des centaines d’abeilles. En vain depuis quatre années le respectable desservant avait-il adressé pétitions sur pétitions au conseil municipal de Gilois et à la sous-préfecture : faute d’argent dans la caisse communale, ou bien plutôt faute de bonne volonté chez le maire, avec lequel l’abbé Nicod avait le malheur d’être brouillé, la brèche était restée brèche, et n’avait même fait que s’agrandir à chaque dégel.

Absorbé par le souvenir de ses démêlés avec le maire Bulabois ou par toute autre idée fâcheuse, le bon curé ne s’était pas aperçu de l’entrée de toute une bande ennemie dans son jardin. Une demi-douzaine de poules, ses voisines, avaient depuis quelques instans gravi d’une pierre à l’autre le talus de la brèche, et, arrivées au sommet, s’étaient répandues, gloussant, caquetant, battant triomphalement des ailes, à travers allées et plates-bandes. En les apercevant enfin, le curé ne put se défendre d’une véritable colère : non pas qu’à cette saison il pût craindre pour son jardinage ; mais elles avaient tant becqueté sa salade les années précédentes, tant picoré les jeunes pousses de ses légumes, tant gratté, gâté et ravagé partout ! Et puis, il faut bien le dire, c’étaient les poules des Bulabois, dont la ferme n’était qu’à cinquante pas. Le premier mouvement de l’abbé Nicod fut de s’élancer contre elles en secouant sa soutane pour les épouvanter et leur faire évacuer la place : peine inutile ; au lieu de rebrousser chemin, la bande conquérante se mit à tourner et tourner encore autour du jardin, comme pour en narguer le maître, tant et si longtemps qu’au moment où celui-ci renonça à les poursuivre, il était hors d’haleine et tout couvert de sueur. La troupe criarde et pillarde ne resta pas longtemps maîtresse du terrain. Par cette même brèche qui avait donné accès à l’ennemi dans la place, une jeune villageoise entra à son tour et se mit à pourchasser si vivement les poules, qu’en quelques secondes le jardin en fut débarrassé. L’évacuation accomplie, la jeune fille voulut se retirer ; mais le curé, qui s’était assis épuisé de fatigue sur le banc d’une tonnelle, l’appela et lui fit signe de venir prendre place auprès de lui.

— Bien le bonjour, monsieur le curé, dit la jeune villageoise en abordant le digne prêtre. Je venais de voir Sophie Margillet, qui est un peu malade ; j’ai entendu des poules dans le jardin, et je suis entrée pour leur donner la chasse ; je ne vous savais pas là. Voilà enfin le chaud venu, n’est-ce pas, monsieur le curé ?

Pendant que la jeune villageoise parlait ainsi, l’abbé Nicod l’observait attentivement. Il crut remarquer dans son visage quelque chose d’insolite.