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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/93

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cercueil chez nous! » N’est-ce pas là ce que vous avez répondu, mère? Je m’en souviens bien, j’y étais. J’avais eu bien tort de le laisser venir faire la demande; mais j’étais si jeune il y a deux ans, et surtout si étourdie ! Et puis Ferréol commençait seulement à se lancer avec les contrebandiers; j’espérais pouvoir le retenir une fois que nous serions ensemble. Aujourd’hui c’est fini; il a trop l’habitude de cette vie-là : on ne le ramènera pas. Ne m’en parlez donc plus, mère; plutôt mille fois rester fille toute ma vie ! — Voilà ce que j’ai répondu, monsieur le curé. Une fois seule, j’ai pleuré un peu; mais je ne pense déjà plus à tout cela, et demain matin je serai gaie comme pinson.

— Tu as bien parlé, Thérèse, tu as parlé comme une bonne et brave fille. Non, non, tu ne peux pas l’épouser; tu ne peux pas te marier avec un pareil mauvais sujet.

Thérèse était bien loin d’approuver la conduite de Ferréol; elle fut vivement choquée cependant d’entendre l’abbé Nicod le qualifier d’une manière aussi dure. Son mécontentement se traduisit par certaine moue involontaire dont le digne abbé, bien qu’assez peu observateur de sa nature, ne put s’empêcher de s’apercevoir.

— Ce que je viens de dire te contrarie, reprit celui-ci; mais n’ai-je pas, moi aussi, aimé Ferréol?... Est-il chose au monde que je n’aie faite pour lui? Après la mort de ma pauvre sœur, je l’ai recueilli au presbytère; je l’ai soigné, je l’ai choyé comme s’il eût été mon propre fils. Quel bel enfant c’était alors, et si éveillé, et pourtant si sage! J’en étais fier, je ne te le cache pas. Quand j’avais mon sans-façon[1], mes confrères me disaient tous : « Abbé Nicod, il faut pousser ce garçon-là; il vous fera honneur. » Je l’ai mis au petit séminaire de Nozeroy; tu connais le mur de la terrasse : vingt-cinq pieds de haut, ni plus ni moins; il l’a descendu une nuit, je ne sais pas comment, au risque de se casser le cou, et il a déserté. Je l’ai reconduit à ses maîtres; quinze jours après, il se faisait renvoyer. J’ai dû de nouveau le recevoir à la cure; mais toujours au jeu de quilles, toujours au cabaret, toujours en querelle avec les garçons des autres villages! Une belle conduite vraiment pour le neveu d’un curé! Ah! Thérèse, il m’a bien fait souffrir! Va, ma fille, il te rendrait malheureuse, sois-en sûre. Fais comme moi; je lui ai fermé le presbytère; je l’ai chassé de mon cœur, il ne m’est plus rien, plus rien absolument.

L’abbé Nicod n’avait que trop de raisons de parler ainsi de son neveu. Ferréol avait si souvent désobéi à son oncle, il avait tellement

  1. Dîner sans façon que chaque desservant donne à tour de rôle à ses confrères du voisinage.