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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/942

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nuyeuses et dangereuses, qui vivent devant leurs domestiques, qui mangent, dorment, aiment sous des yeux haineux et moqueurs. Ils n’ont pas d’intimité, rien de secret, point de foyer. Et malheureusement je ne puis écrire non plus pour ceux qui n’ont point de temps, point de liberté, qui sont dominés, écrasés par la fatalité des circonstances, ceux dont le travail incessant règle et précipite les heures. Que peut-on conseiller à qui n’est point libre ? J’écris pour ceux qui sont libres d’arranger leur vie, pour le pauvre non indigent qui travaille chez lui, ou pour les pauvres volontaires, c’est-à-dire pour les gens aisés qui auront l’esprit de vivre simplement sans domestiques et seront vraiment chez eux. » Fort bien, et maintenant calculons pour toute la France le nombre de gens riches, aisés ou pauvres, qui sont libres d’arranger leur vie. Cet avocat en renom qui gagne de si beaux honoraires est-il libre d’arranger sa vie comme il lui plaît, de renvoyer ses cliens à quinzaine, parce que la crise de sa femme approche, et qu’elle a besoin d’une tendre surveillance ? Ce riche négociant de Rouen ou cet entreprenant manufacturier de Mulhouse laissera-t-il son inventaire se faire tout seul parce que sa femme a par hasard le spleen ? Cet artiste doit-il donner congé à l’inspiration qui vient de le favoriser d’une de ses visites, parce que le printemps approche, et qu’il plairait à sa femme de revoir la fameuse petite maison du berger avec son pavillon couvert en zinc si bien décrite par M. Michelet ? Et le médecin que le devoir appelle tout le jour hors de sa demeure doit-il laisser mourir ses malades pour ne pas laisser trop longtemps sa femme dans l’ennui de la solitude ? M. Michelet n’écrit pas pour les amans sans fortune, il n’écrit pas davantage pour les amans même riches qui exercent une profession active. Qui donc pourrait se vanter d’être libre d’arranger sa vie ? En cherchant bien, peut-être arriverait-on, pour toute la France, à un chiffre de deux cent mille personnes, et certainement ce chiffre est exagéré.

Pour employer les recettes amoureuses révélées par M. Michelet, il faut être, comme dit un personnage de vaudeville, sinon fort riche, au moins fort à son aise. J’estime qu’il faut aux ménages qui voudront mettre en pratique les conseils de l’illustre écrivain de quinze à quarante mille livres de rentes. C’est une somme bien forte, direz-vous, pour des pauvres non indigens ou des pauvres volontaires. Elle est plutôt faible, comme vous allez voir. En premier lieu, le mari doit créer sa femme pendant les premières années du ménage, et au moins jusqu’à la naissance du premier enfant ; par conséquent oisiveté forcée : l’amour seul profite du temps qui s’écoule. Il est bon de ne pas avoir un métier assujettissant ou une occupation régulière : un travail lent, qui peut s’interrompre, se reprendre comme le travail de